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40 ans de coopération culturelle européenne 1954-1994 par Etienne GROSJEAN
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Colloque : « Culture européenne : identité et diversité »

Strasbourg, France
8-9 septembre 2005

Culture, identité et citoyenneté

John Tomlinson

L'ordre du jour de notre colloque est à la fois vaste et difficile. Notre premier centre d'intérêt est bien sûr la culture européenne, mais nous sommes tous conscients qu'elle ne peut être envisagée que dans le contexte de questions plus générales à propos de la nature des cultures modernes et de plus en plus mondialisées. Nos délibérations déborderont donc forcément sur d'autres questions: celle de la constitution de l'identité culturelle ; celle de l'universalisme culturel et des droits de l'homme ; sur la manière de faire face au fondamentalisme religieux ; sur comment prendre en compte de nouveaux modes d'interaction sociale ; sur l'impact de la mondialisation ; sur la nouvelle culture de l'information et sur la société du savoir. Pour parler franchement, je recommanderais vivement à mes étudiants de troisième cycle de ne pas traiter plus d'une fraction de cette liste au cours de leurs trois ou quatre années de travail pour obtenir leur doctorat. Nous, nous, nous ne disposons que d'un peu moins de deux jours !. Mais si notre ordre du jour est aussi chargé, c’est parce qu'il existe d'importantes associations entre toutes ces questions. Ces relations sont d'ailleurs caractéristiques du type de culture dans laquelle nous baignons aujourd'hui, en tant que citoyens non seulement de notre pays ou de l'Europe, mais aussi en tant que citoyens d'une modernité mondiale, en quelque sorte.

C'est pourquoi j'oriente mes propos d'aujourd'hui vers les rapports et les interactions. Je mettrai à profit le temps qui m'est imparti pour faire une modeste clarification du rapport entre les deux questions générales qui ont, à mon avis, un impact direct sur la nature de la culture européenne moderne. J'aimerais étudier les rapports entre l'idée des identités culturelles spécifiques et diverses et celle des valeurs culturelles universelles, que nous pourrions qualifier, de façon optimiste, de ‘cosmopolites’.

Commençons donc par le problème de l'universalisme. Nous connaissons tous une forme réductrice et potentiellement mauvaise d'universalisme qui est essentiellement ethnocentrique et consiste simplement à promouvoir et à projeter sa propre culture comme étant le modèle ‘évident’ du seul bon mode de vie, véritable, illuminé, rationnel et valable. Cette tendance a de profondes racines historiques et culturelles et se retrouve dans la doctrine et le discours de certaines conceptions religieuses, comme par exemple dans certaines versions des traditions monothéistes du Christianisme et de l'Islam.

A cause des récents incidents et menaces de terrorisme en occident, certains ont en particulier associé ce type de pensée universaliste et l'intolérance qu'elle engendre avec le fondamentalisme religieux. Je pense toutefois que c'est une erreur. L'on trouve certes la projection ethnocentrique dans les cultures religieuses, mais elle est aussi extrêmement commune dans les cultures séculières modernes sous la forme d'une conception intuitive, dictée par le bon sens, de notre place dans le monde. La capacité de relativiser notre expérience culturelle spécifique ne relève en fait pas du bon sens. Il s'agit plutôt d'un exercice assez difficile qui exige de prendre une certaine distance herméneutique et de faire preuve d'imagination intellectuelle et affective. Quand elle n'est pas ethnocentrique, l'imagination est en fait pratiquement contraire à l'intuition. C'est une démarche culturelle qui exige quelque chose qui s'apparente au fameux décentrage cosmologique de Copernic, la capacité d'imaginer que notre propre expérience n'est pas nécessairement le centre de l'univers culturel.

Cette démarche n'est pas naturelle. Elle demande à être constamment travaillée, discutée et bien évidemment enseignée.

Par ailleurs il est important de comprendre que les prétentions universalistes ne se limitent pas à la vie intuitive quotidienne des individus mais se retrouvent aussi au cœur même du Siècle des Lumières en Europe. Le fait de privilégier l'expérience culturelle européenne, avec sa version particulière du rationalisme et ses valeurs politiques, se retrouve chez les penseurs ‘cosmopolites’ depuis Kant. C'est Kant en effet qui, dans son célèbre texte fondateur sur la cosmopolitique, cherche non seulement les racines de ses modèles dans la Grèce et la Rome classiques mais anticipe aussi une époque où le continent européen légifèrera probablement pour tous les autres1. Il est vrai que les sentiments de ce genre sont peu courants dans la culture libérale, pluraliste, intellectuelle et académique d'aujourd'hui, qui est très en phase avec les revendications de différence culturelle. Mais nous pouvons tirer une leçon de l'exemple de Kant: la tendance à l'universalisme cohabite souvent avec des visions humanistes recommandables. L'idéal d'une politique culturelle progressiste et cosmopolite, d'un ‘bon’ universalisme, mérite d'être pris au sérieux.

Ainsi, le défi premier de la mondialisation semble être la poursuite de l'idéal cosmopolite sans imposer de modèle unique orienté vers une culture donnée. Cela ne veut pas nécessairement dire qu'il faut approuver d'ambitieux projets de ‘gouvernance mondiale’; il faut plutôt s'efforcer de concilier les implications et les valeurs de la différence culturelle et celles des solidarités humaines élargies et des vastes ‘communautés’ émergentes. A proprement parlé, l'idéal cosmopolite évoque bien sûr une éventuelle communauté mondiale. Mais la communauté, plus facile à concevoir, de ‘l'Europe élargie à 48’, se heurte exactement au même défi.

Cela nous place devant un dilemme. Nous sommes d'une part tentés par les attraits d'une forme ‘bénigne’ d'universalisme, respectueuse des grands idéaux de la complémentarité humaine que l'on retrouve en filigrane dans le vaste domaine des droits de l'homme et des espoirs des grands horizons de la solidarité. Mais on leur oppose, d'autre part, les principes tout aussi attrayants que sont le respect de l'intégrité du contexte et des pratiques locales, de l'autorité et de l'identité culturelles et de la ‘souveraineté’. Les ‘héritages divisés du modernisme’2sont au coeur des problèmes de politique culturelle de notre époque: deux ensembles de principes rationnels forts, mais divergents. Faut-il privilégier des droits fondamentaux universels ou les prétentions de différence culturelle? Nous pourrions militer pour les uns comme pour les autres. Mais il est souvent difficile de choisir son camp parce que, dans la plupart des cas, il semble y avoir de très bonnes justifications pour les deux.3

Je ne pense pas qu'il existe une solution simple à ce dilemme, mais nous pouvons aller de l'avant en approfondissant la question de la genèse de ‘l'identité culturelle’.

Une fois de plus, optons pour une approche simple du problème. Même si nous luttons contre cette tendance, nous cédons souvent à la tentation de penser, ou du moins d'évoquer, l'identité culturelle comme une notion figée. Nous parlons ainsi de l'identité comme d'une possession, d'un patrimoine, d'un bienfait résultant d'une longue tradition établie, d'une continuité avec le passé. C'est notre manière de penser face à l'inquiétude de voir la mondialisation menacer nos identités culturelles locales, ou quand nous affirmons qu'il est nécessaire de protéger les identités culturelles, comme s'il s'agissait d'un précieux 'trésor' anthropologique. C'est également pour cela que nous avons tendance à concevoir l'identité comme une chose intrinsèquement fragile, un trésor que l'on peut perdre. Pourtant, tandis que nous exprimons ces anxiétés nous admettons que les cultures sont robustes, fluctuantes, perméables et changeantes au fil de l'histoire, et nous réalisons que l'identité est une construction sociale, non pas une ‘chose’ statique mais une expérience en perpétuelle évolution.

Nous pouvons nous libérer de ces confusions en abordant l'identité d'une manière très différente, non plus comme une catégorie culturelle et psychologique, mais comme une catégorie sociale formelle générée par la nature même de la vie moderne. En effet, une des caractéristiques propres de la modernité est la tendance à générer ces catégories formelles. Envisagées de cette manière, les identités culturelles ne sont pas des objets d'un patrimoine ancien mais plutôt des inventions spécifiquement modernes. Elles sont des modes institutionnels d'organisation et de réglementation des pratiques et imaginations culturelles par lesquelles nous percevons notre condition existentielle, nos relations personnelles et notre attachement à un lieu ou à une communauté.

Il peut donc être utile d'envisager les identités comme des notions auto définies, pratiquement toujours à partir de différences à teneur politique: le sexe, la sexualité, la classe, la religion, la race et l'appartenance ethnique ou la nationalité. Certaines de ces différentiations existaient c’est évident bien avant l'avènement du modernisme, et d'autres, telles que la nationalité, sont des représentations plus ou moins modernes. Notez que si je dis que les identités sont essentiellement des catégories modernes, j'entends par là qu'elles sont modernes dans leur forme institutionnelle: par la manière dont elles sont publiquement reconnues, codifiées, réglementées et traitées dans la législation. Les sociétés modernes orchestrent notre expérience dans le cadre de limites tacites mais pourtant bien policées. Nous ‘vivons’ notre genre, notre sexualité, notre nationalité, etc. à l’intérieur de régimes institutionnels d'appartenance très définis. Avant l'avènement du modernisme, il y a certainement eu des formes plus amorphes et plus interdépendantes d'appartenance existentielle. Dans les sociétés modernes, ces intuitions érigées en évidences sont structurées suivant un canevas pour devenir ce que nous pourrions qualifier de ‘portefeuille’ d'identités. Et ces identités codifiées ont toutes des implications importantes pour nos opportunités dans la vie, notre place dans la société et notre bien-être matériel et psychologique. C'est de cette différentiation formelle, et non des données brutes de l'expérience, que la politique identitaire est née.

Tandis que le processus de mondialisation diffuse rapidement les institutions du modernisme dans toutes les cultures, il génère ces formes institutionnalisées d'appartenance culturelle, parfois dans des communautés où elles ne jouaient auparavant aucun rôle dans la vie culturelle traditionnelle. Cela nous permet de tirer une conclusion assez intéressante sur l'impact de la mondialisation, car loin de la détruire comme certains le pensent, cette dernière a peut-être été le moteur le plus notable de création et de prolifération des identités culturelles4. Nous pourrions même être amenés à tirer une conclusion paradoxale, c'est que le véritable danger de la mondialisation, comme l'attestent diverses flambées de violences ethniques, est qu'elle engendre un excès d'identité !

Je m'efforcerai à présent d'établir le lien entre ces pensées sur l'institutionnalisation de l'identité et la notion d'idéal cosmopolite. A ce stade, je tiens à apporter une note plus optimiste à notre discussion: il semble être possible d'avoir à la fois "le beurre et l'argent du beurre", pour reprendre une expression courante. Par idéal cosmopolite, j'entends l'identification avec les collectivités humaines plus élargies que celle de la localité, de l'ethnie ou de la nation de chacun. Mais au lieu d'envisager qu'une telle identification est inévitablement en conflit avec la préservation de la différence culturelle, nous pouvons la voir comme un volet de la même tendance formalisatrice du modernisme. En un mot, nous pouvons concevoir l'humanisme cosmopolite comme une forme de position identitaire de plus.

L‘Humanité’ est d'ailleurs une catégorie spécifique et moderne d'identité: c'est une ‘communauté imaginaire’ à laquelle les personnes peuvent déclarer leur appartenance et qui est en effet assortie de droits et d'obligations juridiques spécifiques. C'est une identité universelle par définition, mais qui reste compatible avec un éventail considérable de variations culturelles en fonction du contexte. Les droits de l'homme peuvent être invoqués pour militer en faveur de normes universelles de justice, ou d'une égalité dans l'accès aux soins de santé, à l'éducation, etc., mais ils peuvent aussi être invoqués, exactement de la même manière, pour défendre la différence culturelle.

Ainsi, le fait de se dire ‘humain’ au sens riche et pluraliste de la sauvegarde des différences culturelles, et ‘humain’ au sens juridique et universaliste, devient possible par une astuce qui résulte justement de la classification suivant des répertoires identitaires typiques de la vie culturelle des sociétés modernes et mondialisées.
Au milieu de la prolifération des particularismes locaux et des discriminations culturelles exacerbées, c’est-à-dire de la diversité, le modernisme mondial génère également pour nous une catégorie puissante et flexible d'appartenance cosmopolite.

Mais comment ce constat nous aide-t-il face à notre dilemme de départ, qui revient à nous demander dans des situations concrètes s'il faut opter pour la politique de l'humanisme universaliste ou pour celle de la différence culturelle? Nous ne pouvons bien sûr prétendre effacer d'un coup de baguette magique toutes les tensions conceptuelles, ni les problèmes politiques avérés qui entourent les régimes potentiels de gouvernance mondiale ou du moins régionale. Ce que nous acceptons de mettre dans la catégorie des ‘droits de l'homme’ reste sujet à débat. Comment par exemple concilier dans la pratique les prétentions contradictoires de l'observance religieuse traditionnelle (notamment en matière d'habillement), avec l'égalité des sexes et les orientations sexuelles ?

Il est indéniable que seul un dialogue patient peut nous aider à traiter ces questions. Toutefois, l'évocation de ces problématiques à partir de positions identitaires peut parfois assouplir les positions les plus dures. Nous avons pu constater en matière d'identités modernes que, malgré le fait qu'elles soient aussi fondamentales pour notre existence sociale, ce sont souvent des catégories flexibles. Il est possible, et même courant, qu'une personne possède sans contradiction aucune tout un répertoire d'identités qui se chevauchent, en étant, par exemple, à la fois femme, chinoise, pékinoise, dissidente politique, patriote, bouddhiste et admiratrice du libéralisme occidental. De même, il est possible de détenir des droits de l'homme qui sont, en quelque sorte, transférables d'un contexte à l'autre. Il est possible d'en appeler à un universalisme humain dans des situations où les attaches communautaires locales plus spécifiques peuvent raisonnablement être qualifiés de répressives. Mais cet universalisme n'a pas besoin d'être érigé en doctrine, ni d'avoir systématiquement le dessus, tel un "joker" qui aurait plus de force que tous les droits et obligations ‘mineurs’.

En conclusion, les identités telles que nous les connaissons sont des constructions, pas des possessions. Malgré la tendance observée au fil de l'histoire, qui veut que les cultures et les nations ont souvent revendiqué l'universalité, il semble possible de faire fonctionner l'appel à cette universalité comme une construction: une manière d'expliquer notre condition humaine et d'engager un dialogue constructif avec les autres. En fin de compte, il est clair que face à un monde futur composé de ce que Clifford Geertz a appelé ‘des différences compactées ensemble et agencées de diverses manières, et non des Etats-nations monolithiques réunis en blocs et en super blocs’5, ce dialogue doit être alimenté par des notions et modes de pensée lestes et flexibles. C'est une des missions de notre colloque, et je suis impatient d'en apprendre davantage au fil des diverses discussions qui vont suivre.


1 Kant (1784) ‘Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique’ cité dans l'ouvrage de Derrida, J. 2002: Ethics, Institutions and the Right to Philosophy. Lanham, Rowman and Littlefield: 7.

2 Anderson, A. 1998: Cosmopolitanism, Universalism and the Divided Legacies of Modernity. In P. Cheah and B. Robbins (eds.) Cosmopolitics: Thinking and Feeling

Beyond the Nation. Minnesota, University of Minnesota Press, 265-289.

3 Walzer, M. 1994: Thick and Thin: Moral argument at home and abroad. Notre Dame Indiana: University of Notre Dame Press; Tomlinson, J. 2002: Interests and Identities in Cosmopolitan Politics’ in S. Vertovek and R. Cohen (eds) Conceiving Cosmopolitanism. Oxford, Oxford University Press, pp 240-253.

4 Tomlinson, J. 2003:‘Globalization and Cultural Identity’ in D. Held et al. (eds.) The Global Transformations Reader (2e édition). Cambridge, Polity Press.

5 Geertz, C. 2000: Available Light: Anthropological Reflections on Philosophical Topics

Princeton , New Jersey: Princeton University Press, p.226