III. Vue d’ensemble des technologies de l’IA en medecine
Comme indiqué au chapitre intitulé « Historique et contexte », les technologies pouvant être décrites comme de l’IA sont très diverses. Les définitions de haut niveau des concepts pertinents, notamment de l’intelligence artificielle, des algorithmes et de l’apprentissage machine, étant établies, il convient d’examiner plus en détail les types d’applications possibles de l’IA dans le domaine médical. Dans la mesure où le présent rapport est consacré aux effets de l’IA sur la relation médecin-patient, ses applications médicales ne seront pas toutes abordées. Pour commencer, nous pouvons opérer une distinction entre trois types d’IA en fonction des utilisateurs visés :
- l’IA pour les chercheurs en biomédecine
- l’IA pour les patients
- l’IA pour les professionnels de santé
Ces deux dernières catégories sont les plus pertinentes dans le cadre du présent rapport compte tenu de l’attention particulière accordée à la relation médecin-patient.
D’autres taxonomies sont évidemment possibles, comme en témoigne un rapport récent de l’OMS, qui distingue les applications de l’IA pouvant être utilisées dans :
- Les soins de santé
- La recherche en santé et le développement de médicaments
- La gestion et la planification des systèmes de santé
- La santé publique et la surveillance de celle-ci
La taxonomie adoptée ici s’appuie sur les utilisateurs ciblés par les systèmes d’IA, car les solutions adaptées aux défis éthiques que présentent ces systèmes varient généralement en fonction des intérêts, du niveau de compétence et des exigences des différents groupes de parties prenantes.
Bien que cela ne concerne pas directement la relation médecin-patient, il est intéressant de passer en revue quelques exemples d’utilisation de l’IA pour la recherche médicale. L’une de ses applications les plus courantes dans la recherche biomédicale est la découverte de médicaments. Par exemple, des informaticiens et des cancérologues de l’Institute of Cancer Research et de la fondation Royal Marsden NHS ont récemment découvert un nouveau traitement médical pour une forme grave de cancer du cerveau chez les enfants (gliome diffus pontique intrinsèque)[1]. De même, les dernières avancées réalisées par Deepmind à travers le programme AlphaFold sur le repliement des protéines indiquent que l’IA est porteuse d’avenir pour la recherche fondamentale[2]. Elle peut également être utilisée pour structurer et étiqueter des ensembles de données médicales désorganisés ou hétérogènes ou pour y effectuer des recherches. Les classifieurs d’images peuvent notamment traiter des volumes de données d’imagerie médicale très importants bien plus rapidement que les étiqueteurs manuels. Ces systèmes peuvent également servir à des fins administratives ou opérationnelles, comme expliqué plus loin.
En savoir plus
Il faut relever un domaine d’utilisation de l’IA qui rend les frontières entre la recherche et les soins cliniques floues, celui du diagnostic génétique préimplantatoire, dans lequel un algorithme résume « les effets estimés de centaines ou de milliers de variations génétiques associées au risque pour un individu d’avoir un problème de santé ou une caractéristique spécifique ». Cette pratique fait planer le spectre de l’eugénisme, car elle pourrait permettre aux parents de sélectionner des embryons qui présentent des avantages sur la santé, mais aussi des caractéristiques socialement souhaitables et non associées à des maladies[1].
De nombreuses applications d’IA sont en cours de développement pour être utilisables directement par les patients, souvent en collaboration avec un professionnel de santé ou un agent artificiel. Elles comprennent les applications de télémédecine permettant l’observation et les rencontres cliniques à distance ainsi que le traitement par observation vidéo ; les assistants virtuels ou les chat bots d’information ou de tri ; les applications pour la gestion des maladies chroniques, comme les maladies cardiovasculaires ou l’hypertension ; les applications de santé et de bien-être ; les systèmes de suivi personnel de la santé, notamment les dispositifs portables comprenant des fonctions analytiques intégrées et prodiguant des recommandations comportementales ; les systèmes de suivi à distance pour la reconnaissance faciale, la détection de l’allure, la biométrie et les comportements liés à la santé[2].
L’un des avantages présumés des systèmes d’IA destinés aux patients est de « [leur] permettre de mieux maîtriser les soins de santé dont ils bénéficient et de mieux comprendre l’évolution de leurs besoins »[3]. Les systèmes de suivi de la santé et de télémédecine pourraient par exemple aider les patients à gérer eux-mêmes leurs problèmes de santé chroniques, tels que le diabète, l’hypertension ou les maladies cardiovasculaires[4]. Les « chat bots » thérapeutiques peuvent également constituer une aide pour la gestion des problèmes de santé mentale[5]. D’aucuns affirment, par exemple, que l’application de traitement de langage naturel GPT‑3 pourrait, à terme, servir de base aux agents conversationnels qui travaillent directement avec des patients, notamment en faisant office de point de contact initial ou en effectuant un tri entre les patients nécessitant une intervention d’urgence et les autres (ce qui suscite davantage de controverse) [6]. Ces utilisations semblent fort probables compte tenu du déploiement de « médecins généralistes virtuels » sous forme de chat bots, qui orientent les demandes d’intervention et fournissent des informations aux patients[7] ; il faut toutefois noter que ces applications de l’IA font l’objet d’importants débats, en ce qui concerne leur acceptabilité sur le plan éthique et leur réglementation[8]. Par ailleurs, elles pourraient entraîner une réduction de l’accès aux soins humains[9].
Enfin, un large éventail d’applications de l’IA sont destinées aux professionnels de santé. Trois grandes catégories peuvent être définies :
- Les applications conçues à des fins de diagnostic, thérapeutiques et pour d’autres formes de soins cliniques
- Les applications conçues à des fins opérationnelles ou administratives
- Les applications conçues pour la surveillance de la santé publique
La distinction entre chacune d’entre elles n’est pas toujours tranchée, comme nous le verrons plus loin. Afin de limiter l’objet du présent rapport aux effets potentiels de l’IA sur la relation médecin-patient, seules les deux premières seront étudiées. La surveillance de la santé publique pourrait également être considérée comme une extension de l’expérience clinique ou de la relation médecin-patient, dans la mesure où les patients peuvent être contactés de façon proactive par les responsables de la santé publique pour un suivi clinique. Néanmoins, le présent rapport porte principalement sur l’expérience clinique immédiate et sur la relation entre les professionnels de santé et leurs patients.
Les systèmes d’IA destinés aux soins cliniques sont conçus pour remplir des tâches très variées, qui comprennent la formulation de recommandations en matière de diagnostic, l’optimisation des protocoles de traitement, et plusieurs autres formes d’aide à la prise de décision.
D’après l’OMS :
« l’IA fait actuellement l’objet d’évaluations pour être utilisée pour le diagnostic radiologique en oncologie (imagerie thoracique, imagerie abdominale et pelvienne, coloscopie, mammographie, imagerie cérébrale et optimisation des doses du traitement radiologique), pour des applications non radiologiques (dermatologie, pathologie), pour le diagnostic de la rétinopathie diabétique, pour l’ophtalmologie et pour le séquençage de l’ARN et de l’ADN visant à guider l’immunothérapie ».
Parmi les futures applications de l’IA en cours de développement (mais pas encore déployées dans la pratique clinique) figurent des systèmes permettant de dépister « les accidents vasculaires cérébraux, les pneumonies, le cancer du sein par l’imagerie, les maladies coronariennes par échocardiographie et le cancer du col de l’utérus », notamment des systèmes conçus spécifiquement pour être utilisés dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Des systèmes sont actuellement mis au point pour prévoir le risque de maladies liées au mode de vie, comme les maladies cardiovasculaires et le diabète.
Le développement de systèmes de classification d’images médicales s’est fortement accru ces dernières années. Des travaux antérieurs, par exemple, ont montré que les réseaux neuronaux peuvent atteindre une sensibilité systématiquement plus élevée dans la détection de signes pathologiques en radiologie. Des systèmes de classification d’images peuvent également être utilisés pour permettre un meilleur dépistage de la tuberculose, de la Covid-19 et d’autres maladies grâce à l’interprétation d’images en couleurs ou à rayons X. Les systèmes de « jumeaux numériques », qui simulent des organes ou des systèmes multiorganes de patients individuels à des fins de modélisation et de prévention des maladies constituent un autre phénomène nouveau.
De manière générale, la mise en œuvre de l’IA dans le domaine des soins cliniques n’en est encore qu’à ses balbutiements. Une efficacité clinique n’a été établie que pour relativement peu de systèmes par rapport aux nombreuses activités de recherche menées sur les applications de l’IA en médecine. Bien souvent, les travaux de recherche, le développement et les essais pilotes ne se traduisent pas par une efficacité clinique avérée, une mise sur le marché ou un déploiement massif. Globalement, la généralisation de la performance des essais cliniques à la pratique reste à démontrer.
En 2019, une méta-analyse portant sur les classifieurs d’images d’apprentissage profond dans les soins de santé a révélé que malgré les allégations selon lesquelles les systèmes d’IA seraient d’une efficacité équivalente à celle des professionnels de santé humains,
« Peu d’études présentent des résultats ayant fait l’objet d’une validation externe ou comparent la performance des modèles d’apprentissage profond à celles des professionnels de santé en utilisant un même échantillon ». De même, « les études sur l’apprentissage profond font rarement l’objet de rapports, ce qui limite la fiabilité d’interprétation de la précision diagnostique indiquée ».
Les données probantes relatives à l’efficacité clinique des systèmes d’apprentissage profond ont pu être améliorées depuis ce constat, mais une adoption généralisée dépendra de toute évidence de rapports normalisés sur la précision permettant aux instances de réglementation de la médecine et aux organismes d’excellence en matière de soins cliniques d’évaluer leur efficacité clinique.
Sur le court terme, un défi à relever en ce qui concerne les classifieurs d’images est de mettre au point des systèmes capables de traiter en même temps plusieurs types d’images ou de scanners, tels que les rayons X ou les tomodensitomètres, qui sont souvent étudiés ensemble par les radiologues alors que les systèmes d’IA ne peuvent en général que les interpréter séparément. Il en va de même pour le dépistage simultané de problèmes de santé ou de pathologies, les classifieurs existants n’étant souvent entraînés que pour déceler un seul type d’anomalie.
Enfin, de nombreux systèmes d’IA sont aussi élaborés pour être utilisés à des fins administratives ou opérationnelles. Ils peuvent fournir une aide sur diverses tâches liées à l’administration des hôpitaux et sur l’évaluation des activités. Par exemple, les outils de planification de sortie peuvent estimer les dates de sortie des patients hospitalisés et les obstacles à celle-ci, et signaler aux professionnels les patients qui sont cliniquement (presque) prêts à quitter l’hôpital, tout en fournissant une liste des mesures à prendre avant leur sortie. Certains dispositifs peuvent même fixer des dates pour les rendez-vous et les soins nécessaires. Des systèmes de traitement en langage naturel pourraient servir à automatiser les tâches courantes ou à forte intensité de main-d’œuvre, comme la recherche et la navigation dans les registres de dossiers médicaux électroniques ou la préparation automatique de documents médicaux et d’ordonnances. Selon l’OMS, « les professionnels pourraient avoir recours à l’IA pour synthétiser les dossiers des patients pendant les consultations, identifier les patients à risque et les groupes vulnérables, l’utiliser comme aide pour prendre des décisions difficiles concernant le traitement, ou encore pour déceler les erreurs cliniques. Dans les pays à revenu faible et intermédiaire, par exemple, l’IA pourrait être utilisée dans la gestion des traitements antiviraux pour prévoir la résistance aux médicaments contre le VIH et l’évolution de la maladie, afin d’aider les médecins à optimiser le traitement ».
Il est souvent difficile de distinguer les applications de l’IA pour les soins cliniques et la recherche et ses utilisations à des fins opérationnelles et d’amélioration par les hôpitaux et les systèmes de santé. Nombre de ces systèmes ont été mis au point pour identifier les patients à risque. Par exemple, les structures appartenant au réseau de santé de l’UCLA ont recours à un outil qui a repéré, dans les établissements de soins primaires, les patients présentant un risque élevé d’être hospitalisés ou d’aller fréquemment aux urgences dans l’année à venir. De la même manière, l’Université de la santé et des sciences de l’Oregon utilise un algorithme de régression pour déceler les signes de septicémie chez les patients de l’hôpital[4]. Ces deux types d’IA sont considérés comme un type d’outil opérationnel permettant d’assurer un suivi de la prise en charge et d’accorder la priorité à la qualité des soins, et ne relèvent pas des soins cliniques ou de la recherche.