Gavan Titley [GT]

 

GT Pouvez-vous présenter rapidement aux lecteurs les principaux aspects de votre engagement dans la lutte antiraciste, vos écrits, votre réflexion ?

RD Avant de m’engager dans la lutte contre le racisme, j’ai été militante féministe. Et ce qui m’a frappée, c’est que la lutte antisexiste était très, très blanche. C’était au début des années 2000. À l’époque, il y avait des attaques verbales très violentes contre les femmes musulmanes, surtout celles qui portaient le foulard, et moi, je ne voyais pas pourquoi elles devaient être exclues du combat féministe. Et puis, j’ai grandi à Paris dans un quartier très métissé. La couleur de ma peau n’avait pas grande importance. Mais plus j’avançais dans mes études, moins il y avait de gens qui me ressemblaient, et arrivée à l’âge adulte, j’ai réalisé que les gens ne me voyaient pas comme moi, je me voyais. À cet âge, je me considérais comme une fille française « normale », mais j’ai compris que ce n’était pas le cas. On me demandait très souvent d’où je venais – sous-entendu : je ne pouvais pas être une Française comme les autres.

À ce moment de mon parcours, j’ai commencé à réfléchir à la représentation de la France dans les médias. En 2007, j’ai fondé mon association, Les Indivisibles, parce que je voulais m’attaquer aux propos racistes que j’entendais à la télévision ou que je lisais dans la presse et en même temps, affirmer simplement qu’être Français n’était pas une question de religion ou de couleur de peau. On a organisé les « Y’a bon Awards », une parodie des Césars. L’idée, c’était de « récompenser » les pires sorties racistes de personnalités. On a utilisé l’activisme et l’humour pour attirer l’attention des médias.


Racisme et politique du déni

GT YVous dites être passée d’un quartier où votre couleur de peau n’était pas vraiment un sujet à une nouvelle phase de votre vie où il y avait, clairement, une sorte de racialisation. Le Kit pédagogique souligne, entre autres, que le racisme n’a pas exactement la même forme dans les différents pays du Conseil de l’Europe. En France, la situation est très particulière : d’un côté, la République se présente comme universaliste, elle ignore les couleurs, mais de l’autre, beaucoup de gens font l’expérience du racisme ou de la racialisation dans la vie sociale et politique. Que vous inspire cette tension ?

RD Ce qu’il y a en France, c’est qu’on est éduqués pour ne pas tenir compte de la race, dans le mythe d’une République française qui ne voit pas les couleurs, donc on vit avec l’idée que notre « race » ne compte pas. Mais plus on avance dans la vie, plus on sent que ce n’est pas vrai. J’ai eu de la chance, parce que j’étais bonne élève et j’ai surtout grandi dans des quartiers très métissés, donc il m’a fallu du temps pour le comprendre. Mais une fois adulte, dès qu’on cherche un travail ou un logement, on se heurte à la race. On comprend que les autres ne nous voient pas comme nous, on se voit, qu’ils projettent des choses sur nous. Il y a sans arrêt cette contradiction : on est censés dire qu’on est « Français », tout court, mais les gens nous rappellent sans cesse qu’on ne ressemble pas à de « vrais Français ». C’est très perturbant.


GT Très perturbant, en effet. Et c’est aussi fascinant de voir à quel point le déni est répandu, à travers toute l’Europe. Quel est le poids de ce déni en France ?

RD Je crois qu’en France, le déni est une des formes de racisme les plus puissantes. Vraiment, ça rend fou, ça fait mal, parce qu’on vit quelque chose, mais personne ne veut en entendre parler. Et en même temps, la race est partout. Les politiques, les personnalités, les médias, tout le monde utilise un langage codé : on comprend qu’ils parlent de race, mais à la place ils disent « religion », par exemple. On sait qu’ils visent un groupe ou une population, mais ils se cachent derrière des valeurs pour parler de race sans dire le mot. Donc c’est très difficile, parce qu’il n’y a pas moyen de discuter ouvertement de la race et en même temps elle est là, elle peut même être au centre d’un programme politique.


GT Il y a un débat et un conflit très spécifiques en France en ce moment autour de l’islam, mais on en trouve bien sûr des versions dans de nombreux pays dès qu’il s’agit de penser l’islamophobie comme une forme de racisme. Le déni prend un tour particulier : ça ne pourrait pas être du racisme parce que c’est le rejet d’idées, de valeurs, ou d’une religion en tant que telles. D’après votre expérience, qu’est-ce qui fait que ce type de politique hostile à l’islam relève du racisme ?

RD La France est très assimilationniste, et l’une des manières de faire comprendre aux gens qu’ils ne sont pas assez bien intégrés, c’est de pointer du doigt tous leurs aspects « non français ». C’est très fort quand vous avez une pratique religieuse et que vous voulez la rendre visible. On vous explique qu’il ne faut pas être aussi visible, au nom de la notion française de « laïcité », qui est un mélange de législation, d’idéologies et de valeurs[1]. Mais c’est une obligation qui n’est même pas inscrite dans la loi : on vous explique qu’il y a quelque chose de supérieur aux lois, qu’il y a toute une série de valeurs que vous ne connaissez pas. Et il y a aussi un autre niveau de déni : la France ne serait pas un pays multiculturel. Alors que c’est le pays le plus multiculturel du monde, puisqu’il couvre quatre continents ! Le seul endroit d’Amérique du Sud encore contrôlé par un pays européen, c’est la Guyane. On ne peut pas avoir sa plus frontière la plus longue avec le Brésil et dire qu’on n’est pas multiculturel ! La France a des habitants dans le monde entier. Et elle a des habitants qui sont noirs parce que leurs ancêtres étaient des esclaves africains.


GT Il semble que depuis 2015, la situation se soit nettement compliquée, sous certains aspects, pour les politiques antiracistes. Il y a toujours le poids et la blessure du déni, que vous avez évoqués, mais les attentats terroristes ont été suivis de très vives attaques contre l’antiracisme.

RD 

Il y a un groupe de personnes qui se clament antiracistes, un groupe composé principalement de personnes blanches qui disent, qui expliquent à d’autres, principalement de couleur, que leur antiracisme à elles n’est pas le bon. Pour moi, c’est très parlant. Comment une personne blanche peut-elle reprocher à d’autres, avant tout non blanches, de mal s’y prendre pour lutter contre le racisme ? Certains trouvent inquiétant, voire inacceptable, que des Français de couleur s’organisent et aient accès à l’espace public. En effet, c’est quelque chose qui n’arrivait pas avant. Et ça arrive grâce aux réseaux sociaux, parce qu’ils réunissent des gens qui ne peuvent même pas se faire entendre dans le débat public, parce que les médias ne leur donnent pas la parole. Maintenant qu’ils peuvent faire du bruit sur les réseaux sociaux, les lignes ont un peu bougé. On voit une petite percée dans l’espace public, et je crois que c’est ce qui explique cette « panique » qu’on observe en ce moment. Et puis cela fait plusieurs années, plusieurs décennies même, qu’il existe un antiracisme officiel, organisé par le gouvernement, avec des chiffres officiels, des célébrités officielles, et maintenant il vient du bas, du terrain, avec le Comité Adama[2] par exemple, contre les brutalités des forces de l’ordre. Le comité est né là où Adama Traoré est mort, ce sont sa famille et ses amis qui l’ont créé, et il a essaimé dans tout le paysage français sans avoir besoin des médias. Ensuite seulement, vu la puissance du mouvement, les médias ont dû se mettre à le couvrir. C’est quelque chose qui effraie les gens qui s’étaient habitués à être aux commandes, à avoir accès à l’espace public, et je crois que c’est un des changements majeurs des dix dernières années : cette démocratisation de l’espace public grâce à internet.


Sur Black Lives Matter

GT  Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’impact qu’a eu le mouvement Black Lives Matter sur le paysage politique français après le meurtre de George Floyd ? Comment cela s’est-il traduit dans le contexte politique ?

RD Comme la mort de George Floyd a été très largement couverte par les médias d’actualité français, les militants locaux ont saisi l’occasion pour attirer l’attention sur ce qui se passait en France. L’esprit, c’était : « Vous parlez de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, mais ici aussi il y a des problèmes, et nous aussi on a des choses à dire ! ». C’est pour cela que le Comité Adama a organisé des manifestations contre les violences policières, qui ont attiré énormément de monde, pour rappeler à tous que beaucoup de personnes en France étaient mortes aux mains de la police et que le grand public ne connaissait pas assez leurs noms. En écho, il y a eu d’autres mouvements en Europe qui ont profité de la dynamique pour dire, tout simplement : « Ça arrive ici aussi, donc vous devez le couvrir, vous ne pouvez pas parler que de George Floyd en ignorant ce qui se passe ici ».


GT Aujourd’hui, on observe différents mouvements qui se mobilisent tous contre quelque chose de similaire, mais aussi contre différents types de racisme. Comment décririez-vous ce paysage ? Quels sont les points de coopération et, peut-être, de tensions ?

RD Comme dans tous les mouvements, je suis sûre qu’il y a beaucoup de tensions, parce qu’il y en a dans toutes les relations humaines, mais ce que je vois, c’est qu’il existe plusieurs mouvements différents qui font de leur mieux pour ne pas effacer le travail des autres et pour essayer de comprendre la dynamique intersectionnelle. Par exemple, la pandémie de covid-19 a entraîné des agressions contre les personnes d’origine asiatique. Et il existe un collectif antiracisme asiatique, qui a publié une déclaration. Les auteurs de la déclaration ont fait très attention à inclure les autres, à ne pas créer d’opposition avec les autres minorités, parce qu’il faut dire que certaines personnes de minorités, des Noirs comme moi par exemple, ont posté des tweets très injurieux pour les Asiatiques. Donc ils ont été très prudents, et je trouve ça intéressant qu’ils aient salué les luttes des autres minorités pour ce qu’elles pouvaient leur apporter, et qu’ils aient insisté pour dire qu’ils n’étaient pas contre les autres minorités. Ils ont présenté le racisme comme quelque chose de systémique, comme l’une des conséquences de la suprématie blanche, et je trouve ça très juste.


Les luttes antiracistes aujourd’hui

GT Nous approchons de la fin de cet entretien. Pour conclure, quelles sont selon vous les grandes priorités, les grandes causes de l’antiracisme aujourd’hui ?

RD 

Je pense que la première priorité, c’est de stopper la violence d’État. Je crois que c’est encore plus important en ce moment, avec la pandémie de covid-19. Comme il y a des confinements, les gens qui sortent dans la rue sont plus contrôlés qu’avant, donc c’est une période où la police a encore plus de pouvoir, où elle a davantage d’occasions de s’en prendre en particulier aux gens qui ont déjà affaire à la police plus que les autres[3], donc je pense que cette violence institutionnelle fait partie des grandes priorités.


GT Estimez-vous possible, aujourd’hui, que des mouvements antiracistes autonomes travaillent avec des formes d’antiracisme menées par l’État ou sponsorisées par l’État ? La question n’est pas nouvelle, mais elle paraît encore plus épineuse en ce moment.

RD Je crois qu’il est très difficile de s’opposer à la violence d’État, au racisme institutionnel, si on veut toucher des subventions publiques. Je ne sais pas comment ça fonctionne dans les autres pays, mais en France, vraiment, c’est compliqué, et même plus que ça. À Paris par exemple, des militantes afroféministes qui organisaient un festival ont voulu prévoir un groupe de parole réservé aux femmes noires, et la maire de Paris a menacé de les poursuivre pour discrimination anti-Blancs[4]. Elle ne l’a pas fait, parce que les ateliers se tenaient dans des locaux privés, mais vous voyez l’esprit ! Non seulement la maire de Paris n’a pas soutenu le festival, mais elle était prête à saisir le préfet de police contre un groupe de femmes noires qui voulaient juste être ensemble et parler de ce qu’elles vivaient en tant que femmes noires.

Plus généralement, je trouve très positif qu’il y ait autant de débats, autant de personnalités jeunes, autant de gens qui parlent ouvertement du racisme. Et aussi tout un vocabulaire, très important, qui vient des cercles militants et qui commence à être de plus en plus connu, même s’il y a aussi des gens qui n’en veulent pas. Pour moi, c’est une victoire, et de voir tellement de gens ordinaires s’organiser pour manifester, pour dire que ceux qui nient le fait colonial sont une menace, ça veut dire que quelque chose est en train de se passer, parce qu’il n’y aurait pas cette panique si les antiracistes n’avaient aucun pouvoir – en fait, ça me rend optimiste de voir toute cette agitation. Parce que je ne pense pas que l’antiracisme puisse être tout de suite accepté. Il remet quand même en question la structure de la société, donc ce n’est pas possible que tout le monde l’accueille tranquillement. Toutes les actions antiracistes ou antisexistes font des remous et provoquent des rejets – ça fait partie du travail, je crois !


[1] Le terme français de « laïcité » est difficilement traduisible en d’autres langues. Il s’agit d’une forme de sécularisme d’État qui a acquis un statut juridique et institutionnel à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à travers une série de lois prévoyant la séparation des Églises et de l’État : le gouvernement doit rester neutre sur les questions de culte religieux, tout en protégeant le droit à la liberté de religion. Cependant, la laïcité ne se résume pas à un point de droit. Elle compte aussi parmi les valeurs publiques et institutionnelles dominantes et constitue un aspect majeur, bien que mouvant, des idéologies politiques en France.

[2] Le Comité Adama, ou comité « La vérité pour Adama », est un mouvement lancé pour demander justice pour Adama Traoré, tué lors de son interpellation par des gendarmes à Paris le 19 juillet 2016, le jour de son 24e anniversaire. Les enquêtes internes ont écarté la responsabilité des gendarmes concernés. Assa Traoré, sœur aînée d’Adama, a joué un rôle central dans la campagne en faveur d’une véritable enquête publique, campagne qui a donné lieu à d’importantes manifestations contre la violence policière en France. Le magazine Time a désigné Assa comme l’une des personnalités de l’année 2020.

[3] Quelques semaines après cet entretien – réalisé en anglais et dont vous lisez une traduction française –, Michel Zecler, producteur de musique, a été roué de coups par des policiers parisiens parce qu’il se trouvait dans la rue devant son studio sans masque. Les images de vidéosurveillance, devenues virales, ont déclenché un scandale politique national.

[4] En 2017, Anne Hidalgo, maire de Paris, a accusé le collectif afroféministe Mwasi d’organiser un événement « interdit aux Blancs » et donc « raciste » parce que dans le cadre de son festival Nyansapo, le collectif prévoyait de réserver certains ateliers aux femmes noires pour qu’elles échangent entre elles sur leur expérience du racisme : Lire l'article sur le site web d'Aljazeera.

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Rokhaya Diallo

Rokhaya Diallo est une journaliste, écrivaine et réalisatrice française primée, qui est largement reconnue pour ses travaux visant à faire tomber les barrières du racisme et du sexisme en défendant l’égalité et le pluralisme.

Animatrice de télévision et chroniqueuse pour plusieurs chaînes françaises et internationales, Rokhaya collabore également avec plusieurs journaux et magazines, dont le Washington Post. Elle a en outre réalisé plusieurs documentaires, notamment Les Marches de la liberté, qui a été récompensé, et Où sont les noirs ?.

Elle a été lauréate de plusieurs prix, dont le « Trophée de la communication digitale au féminin » dans la catégorie Générosité, décerné par #LabcomWomen et créé par la chaîne TF1, ainsi qu’une distinction rendant hommage à son travail dans la catégorie « Journaliste de l’année » en 2016.

De plus amples informations sur la biographie et les projets actuels de Rokhaya sont disponibles sur son site web.

Credits Brigitte Sombie