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Journée Internationale de lutte contre l'Islamophobie – Article d'opinion d'Alexandre Guessel,  Représentant spécial de la Secrétaire Générale sur les crimes de haine antisémites et anti-musulmans et toute forme d’intolérance religieuse
Une Europe de fraternité

L'année dernière, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution proclamant le 15 mars Journée Internationale de lutte contre l'Islamophobie. Au Conseil de l'Europe, nous considérons cette importante évolution comme un pas résolu de la communauté internationale dans la lutte contre le racisme et la haine anti-musulmans, ainsi que contre toutes les formes de discrimination à l'égard des musulmans. Par ailleurs ici, au Conseil de l'Europe, nous avons choisi de parler de racisme et de haine anti-musulmans plutôt que d'Islamophobie car ce dernier terme est plus largement utilisé dans un lexique politique alors que nous nous concentrons sur des termes juridiques.

Remédier à un problème nécessite avant toute chose d’en reconnaître l’existence et de procéder à l’analyse de notre propre situation. L'Europe est fière d'être un lieu de respect des droits de l'homme, le lieu où les individus jouissent de leurs libertés et peuvent vivre en paix tandis que leur diversité et leur égalité sont respectées et garanties. Ce sont des valeurs que nous considérons universelles. Nous continuons à développer et à améliorer leur pratique efficace et nous engageons à les transmettre aux générations futures avec des bases toujours plus solides.

Ces valeurs concernent tous les Européens, quelle que soit leur appartenance religieuse, réelle ou supposée. Nul ne peut en être exclu, toute discrimination doit être identifiée, combattue si elle s'est effectivement produite, et de préférence prévenue avant qu'elle ne se produise.

Dans la grande Europe de nos 46 États membres, des populations musulmanes vivent depuis des siècles. Les musulmans font partie intégrante de l'Europe. Ils sont aussi européens que ceux qui appartiennent aux autres religions européennes traditionnelles - le Christianisme et le Judaïsme. Personne ne peut raisonnablement le contester. Ce sont des faits. En même temps, l'Europe est très diversifiée, ce qui contribue à notre richesse, et l'histoire des musulmans et des communautés musulmanes dans nos États membres reflète ces différences. En effet, dans un certain nombre d'entre eux, les musulmans représentent traditionnellement les populations majoritaires ; dans d'autres, il y a eu historiquement des communautés musulmanes importantes ; dans d’autres encore, les communautés musulmanes se sont enracinées beaucoup plus récemment. Cependant, dans tous nos Etats membres, les droits des musulmans doivent être garantis et protégés au même niveau que les droits de leurs concitoyens non musulmans.

Le Conseil de l'Europe, en tant qu'institution gardienne de la démocratie, de l'État de droit et des droits de l'homme, occupe une position unique et a un rôle de premier plan à jouer pour garantir l'effectivité de ces droits et, si nécessaire, en faisant tout son possible pour combattre la haine antimusulmane, qui malheureusement, comme d'autres formes de racisme, existe toujours dans nos sociétés. Reconnaître une telle réalité et la combattre ne nous affaiblit pas. Bien au contraire.

Lutter contre le racisme, la haine et la discrimination, défendre les minorités, garantir les droits individuels et collectifs des Européens, est précisément ce que le Conseil de l'Europe, en tant qu'acteur normatif majeur du continent, fait depuis sa création à tous les niveaux et par tous les moyens. Les traités européens sont des normes européennes scellées par les États membres et reflètent un consensus et un engagement à l’échelle européenne. Notre traité fondateur est la Convention européenne des droits de l'homme. Elle pose les principales normes européennes en matière de jouissance des droits de l'homme et des libertés. Elle a contribué à la formation d'un ordre public européen où chaque individu est protégé contre toutes les formes de discrimination et de racisme.

L'article 14 de la Convention interdit explicitement la discrimination. Elle stipule clairement que « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion… » et l'article 9 garantit que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion… »

Le Protocole n° 12 (de 2000) élargit le champ de cette protection en introduisant une interdiction générale de la discrimination.

Depuis l'adoption de la Convention en 1950, la lutte contre toutes les formes de discrimination et de racisme a inspiré notre travail et, depuis plus de 70 ans, les principaux organes et institutions du Conseil de l'Europe se développent et bâtissent sur ces principes.

Notre Comité des Ministres et l'Assemblée Parlementaire ont été à l'avant-garde de ce travail quotidien. Le Comité des Ministres joue un rôle moteur dans la formulation des objectifs et des priorités de notre Organisation dans ce domaine. L'Assemblée Parlementaire où les parlementaires nationaux de toute l'Europe se réunissent, prépare des rapports, adopte des recommandations et des résolutions. Son travail est indispensable pour sensibiliser et aider les parlements nationaux à s'aligner sur les normes paneuropéennes. La Cour européenne des droits de l'homme, en interprétant la Convention, lui permet d'être un instrument vivant et efficace. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux est un autre organe qui contribue à la lutte contre la discrimination et le racisme aux niveaux local et régional. La Commissaire aux droits de l'homme joue également un rôle clé et renforce notre capacité à être une organisation efficace dans le respect de nos principes et dans la sauvegarde de nos normes.

La lutte contre le racisme et la discrimination est toujours restée l'une des principales priorités du Conseil de l'Europe au fil des ans. En 1993, le premier Sommet des Chefs d'Etats et de Gouvernements de notre Organisation, en vue de rationaliser cet important axe de travail, a créé la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI). Depuis lors, cet organe unique d'experts des droits de l'homme surveille l'action contre le racisme, la discrimination et l'intolérance en Europe. Ce faisant, elle prépare des rapports et des avis par pays, mais a également une activité thématique importante, notamment en adoptant ses Recommandations de politique générale qui fournissent des orientations à tous nos États membres.

L'ECRI joue un rôle central dans les efforts du Conseil de l'Europe pour lutter contre toutes les formes de discrimination. Afin de répondre aux tendances récentes, l'ECRI s'est concentrée sur la révision de sa Recommandation de politique générale n° 5, initialement adoptée en 2000, sur la prévention et la lutte contre le racisme et la discrimination anti-musulmans, un processus qui a été finalisé le 8 décembre 2021. La Recommandation n° 5 donne une image fidèle des difficultés rencontrées par les musulmans en Europe, en particulier en présentant des problèmes actuels, notamment la stigmatisation, la discrimination et la violence motivée par la haine.

Pour lutter contre les discriminations, il faut bien comprendre ce qu'elles représentent. Divers rapports et études, y compris ceux publiés par le Conseil de l'Europe, montrent que les musulmans européens sont victimes de stigmatisation et de discrimination fondées souvent sur leur nom, leur tenue vestimentaire et leurs traditions. Malgré les efforts déployés par les autorités nationales ces dernières années, les personnes portant des noms évoquant l’éventualité qu'elles soient musulmanes sont encore beaucoup plus susceptibles de se voir refuser un emploi.

Dans ce contexte, les femmes et les filles musulmanes semblent faire face à des difficultés encore plus grandes. Non seulement elles risquent de souffrir des inégalités que subissent toutes les femmes, mais elles risquent aussi de subir des discriminations particulières liées à la façon dont elles sont perçues dans leurs communautés et par un public plus large, par exemple en raison de leur choix de porter ou non le voile ou d’accéder à certaines professions. Respecter leurs droits, garantir l'égalité des chances, assurer la liberté de choix doivent rester parmi nos priorités.

La Recommandation de politique générale n° 5 propose une liste d'actions à l'attention des autorités nationales pour les aider et les guider dans la résolution des problèmes rencontrés par les musulmans. Pour commencer, elle recommande une formulation de politiques et de coordination institutionnelle où les autorités à tous les niveaux rationalisent, coordonnent et hiérarchisent leurs politiques de lutte contre le racisme anti-musulman. La prévention est un autre élément clé de la Recommandation n° 5 qui encourage une prise de position publique ferme et toutes les mesures à mettre en place contre toutes les formes de racisme anti-musulman, portant ainsi le message que ce racisme ne sera jamais toléré. La protection est la suite naturelle des mesures recommandées. Tout en en promouvant la coopération et en reconnaissant la responsabilité première des États membres, il est attendu des autorités qu'elles assurent la protection des musulmans, des communautés musulmanes et de leurs institutions. Enfin, les poursuites sont essentielles pour éradiquer tout sentiment d'impunité, en instaurant la confiance envers les autorités nationales et locales. Les États membres sont censés, entre autre, veiller à ce que la législation permette aux forces de l'ordre et aux parquets de lutter efficacement contre le racisme anti-musulman.

Dans l'examen des actions du Conseil de l'Europe dans la lutte contre la haine anti-musulmane, il serait incomplet de ne pas souligner l'apport de la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour a rendu des arrêts cruciaux, créant une jurisprudence et une tradition judiciaire qui protègent chaque individu contre la discrimination et le racisme. La Cour veille à ce que les croyants, leur foi et ceux qu'ils tiennent pour sacrés ne puissent être insultés ou parjurés. La Cour est là pour tout le monde, pour les croyants pratiquants comme pour ceux qui mènent une vie laïque.

La jurisprudence de la Cour et les travaux de l'ECRI constituent une base solide pour les travaux intergouvernementaux du Comité directeur sur l’anti-discrimination, la diversité et l'inclusion. Une telle coopération structurée entre les gouvernements est essentielle pour développer, approfondir et exploiter une compréhension partagée et des politiques et normes communes pour lutter contre le racisme et l'intolérance.

Enfin, en parlant des actions du Conseil de l'Europe pour lutter contre la haine anti-musulmane, il est important de mentionner le leadership de la Secrétaire Générale du Conseil de l'Europe. Dans son engagement personnel résolu à lutter contre toutes les formes de discrimination, elle a décidé de nommer un Représentant spécial sur les crimes de haine antisémite et anti-musulmane et toutes formes d’intolérance religieuse, ainsi que de créer le Bureau du RSSG. En ce moment particulier, elle a estimé qu'il était d'une importance cruciale de mieux coordonner l'action de notre Organisation dans ce domaine, de mieux faire connaître notre travail, d'être plus à l'écoute et à la disposition de ceux qui ont besoin de notre aide.

À l'occasion de la première Journée internationale de lutte contre l'Islamophobie, il me semble important de rappeler que les Européens appartenant à des religions et confessions différentes, ainsi que ceux qui ne croient pas et n'appartiennent à aucune confession font partie d'une communauté plus large, celle qui s’unit autour de nos valeurs et principes de démocratie et de droits de l'homme, celle que nous pouvons appeler une Europe de fraternité .

Strasbourg 15 March 2023
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