L’heure est à une action forte et concertée pour prévenir et punir les actes terroristes. Au lendemain du 11 septembre 2001, ce sont les méthodes choisies, et non pas la décision de réagir, qui ont été une grave erreur : on ne répond pas au terrorisme par le terrorisme. La « guerre contre le terrorisme » menée par les Etats-Unis a violé les principes fondamentaux des droits de l’homme – en Europe aussi. Des milliers de citoyens, dont une majorité d’innocents, en ont été les victimes. Il est urgent maintenant de réparer les préjudices causés.
Que des démocraties usent de méthodes illégales était peut-être ce que les dirigeants terroristes espéraient. Et le fait est que cela a porté un coup sérieux à la crédibilité du système international de protection des droits de l’homme. Veiller au respect – par chacun – des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de l’Etat de droit même en période de tensions ou de crise est un principe fondamental.
Admettre les faits est une première étape si l’on veut restaurer la primauté de ces valeurs. Les décideurs européens seraient bien inspirés de prendre exemple sur les Etats-Unis, qui ont enfin ouvert le débat avec franchise et la volonté de faire leur autocritique. Le New York Times, entre autres, s’est fait l’écho des profondes inquiétudes quant au respect des droits de l’homme, notamment dans un éditorial de mi-janvier :
« Dans les années qui ont suivi le 11 septembre 2001, nous avons vu des soldats américains abuser, humilier sexuellement, torturer et assassiner des prisonniers en Afghanistan et en Irak. Quelques-uns ont été punis, mais leurs supérieurs n’ont jamais eu à rendre compte de leurs actes. Nous avons vu des mercenaires abattre des civils irakiens en toute impunité… »
« Des centaines d’hommes, raflés sur les champs de bataille en Afghanistan et en Irak, ont été emprisonnés à Guantanamo Bay à Cuba, de sorte que la Maison Blanche a pu arguer qu’ils ne relevaient pas de la juridiction américaine. Les prisonniers y sont détenus sans espoir de bénéficier d’une justice digne de ce nom, la seule chose qui les attend est un tribunal fantoche où les preuves et les noms de leurs accusateurs seront gardés secrets, où ils ne seront pas autorisés à évoquer les mauvais traitements qu’ils ont endurés entre les mains de leurs geôliers américains. »
« A l’étranger, la CIA a aménagé des prisons secrètes où les ‘détenus de grande importance’ ont été soumis à des actes encore plus barbares, dont le « water boarding » (simulation de la noyade). Ces exactions étaient filmées en vidéo pour que des ‘experts’ puissent les visionner, puis les enregistrements étaient détruits après avis de la Maison Blanche, pour faire en sorte que les Américains ne sachent jamais. »
« En envoyant des prisonniers – des innocents enlevés dans la rue et dans les aéroports – dans des pays étrangers pour qu’on leur extorque des aveux, ou jusqu’à qu’il soit évident qu’ils n’avaient rien à dire et soient relâchés sans un mot d’excuse ni espoir de réparation, la CIA n’a fait que se défausser de son inhumanité, au mépris du respect de la vie et du droit. »
Cet éditorial est révélateur du mépris flagrant des principes fondamentaux de la justice sur lesquels reposent les droits de l’homme : protection contre la torture, présomption d’innocence, pas de privation de liberté sans procès, droit à un procès équitable, droit de faire appel, et droit à réparation.
Parmi les victimes, il y a aussi des citoyens européens. Certains ont été transférés à Guantanamo en détention illimitée et soumis à des interrogatoires en violation de la Convention des Nations unies contre la torture. D’autres ont été « blacklistés » par le Conseil de sécurité à la demande des Etats-Unis. Leurs comptes bancaires ont été gelés, ils n’ont pas le droit de se déplacer – sans qu’il y ait eu de procédure légale et sans qu’ils aient la possibilité de faire appel(1).
Les gouvernements européens n’ont pas défendu leurs citoyens avec suffisamment de détermination. Ils ont tardé à condamner explicitement les méthodes de l’antiterrorisme. Ils doivent maintenant faire toute la lumière sur la coopération européenne avec les services de renseignements américains dans cette politique antiterroriste.
Le Sénateur Dick Marty, est parvenu, dans le cadre de ses investigations pour l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à mettre au jour la coopération de pays européens dans la “toile d’araignée” permettant de transférer les détenus vers Guantanamo et vers les prisons secrètes.
Il n’est que temps d’ouvrir le débat en profondeur. Il faut couper court à la tentation d’assimiler la protection des droits de l’homme à un obstacle à la lutte effective contre le terrorisme. Comme l’a dit Kofi Annan, le respect des droits de l’homme, des libertés fondamentales et de la prééminence du droit sont des outils essentiels de la politique de lutte contre le terrorisme. Respecter les normes relatives aux droits de l’homme est de la plus haute importance en période de crise – c’est là que la solidité de nos valeurs est mise à l’épreuve.
Il faut refuser toute velléité de réviser la définition intrinsèque de la torture. Le « water boarding » (simulation de la noyade), même utilisé contre des terroristes, reste une technique de torture. Renvoyer des étrangers dans des pays où ils risquent d’être torturés est inacceptable – les assurances diplomatiques données par des régimes qui pratiquent la torture ne doivent pas être un prétexte pour passer outre l’interdiction des expulsions.
Toute allégation crédible de transfert illégal ou de détention secrète doit donner lieu à une enquête nationale indépendante et effective. Les Etat sont vivement incités à examiner les cas de violation des droits de l’homme à l’aune de la Convention européenne des droits de l’homme.
C’est ce que devrait faire la Suède, qui a remis deux demandeurs d’asile égyptiens, Ahmed Agiza et Mohammed al-Zari, à des agents de la CIA dans un aéroport de Stockholm, d’où ils ont été envoyés dans des cellules de sécurité au Caire et soumis à des interrogatoires « musclés ». Le Comité contre la Torture des Nations Unies a sévèrement critiqué la manière dont cette affaire avait été traitée. Bien que le gouvernement suédois ait reconnu avoir fait des erreurs, il n’a toujours pas donné son accord pour qu’une enquête approfondie soit diligentée sur tous les aspects de cette affaire.
La peur de nuire aux relations avec les services de renseignements américains est l’un des arguments avancés contre ces enquêtes. Les échanges d’informations secrètes entre les services de sécurité sont essentiels ; chacun d’eux en a besoin. Or dans l’affaire de Maher Arar, un ressortissant canadien arrêté dans un aéroport américain, remis aux services de sécurité syriens et brutalement torturé, les autorités canadiennes ont montré qu’une enquête approfondie et loyale est possible sans mettre en péril le « système nerveux » des renseignements.
Le principe en jeu est crucial. Les démocraties ne devraient jamais accepter d’invoquer le secret pour justifier l’absence de poursuites en cas de violations graves des droits de l’homme. Il doit être parfaitement clair que l’on peut demander des comptes aux agents des services de sécurité. Les erreurs commises pendant la guerre contre le terrorisme nous ont appris une chose : les services de sécurité nationaux doivent être soumis à un contrôle démocratique effectif.
Tel est en fait l’objet de l’une des recommandations issues des enquêtes menées par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la Commission de Venise du Conseil de l’Europe et le Comité temporaire du Parlement européen. Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe a proposé des mesures visant à superviser les activités des services de sécurité nationaux et étrangers et à empêcher les transferts aériens illégaux de détenus.
Ces recommandations traitent trois problèmes en particulier :
• La réglementation des activités des services de renseignements civils et militaires nationaux et étrangers opérant en Europe ;
• Le contrôle des avions civils et des avions d’Etat en transit, de manière à empêcher les transports illégaux de détenus ;
• Des mesures visant à garantir que le sceau du secret et l’immunité ne deviennent pas un obstacle aux enquêtes sur les cas de violations graves des droits de l’homme.
Il est impératif de dire toute la vérité sur la coopération européennes dans les détentions secrètes et les programmes de transfert illégaux, d’examiner les infractions à la Convention européenne des droits de l’homme, d’accorder réparation aux victimes et de prendre des décisions pour que ces violations ne se répètent pas.
Les gouvernements européens doivent maintenant traduire ces recommandations en actes. La politique de l’autruche est indéfendable. Ces problèmes appellent de vraies solutions, et le moment est venu de s’y atteler.
Thomas Hammarberg