De flagrantes violations des droits de l’homme commises dans le passé continuent à peser sur les relations dans l’Europe d’aujourd’hui. L’on a parfois su en tirer les leçons ; une connaissance véritable de l’histoire a favorisé la compréhension, la tolérance et la confiance entre les individus et entre les peuples. Dans d’autres cas, des atrocités sont niées ou banalisées, ce qui entretient les tensions. Des violations passées sont exploitées par une propagande chauvine, source de division et de haine. Des interprétations fallacieuses de l’histoire ont servi à justifier la discrimination, le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.
Tous les peuples ont le désir bien compréhensible de tirer fierté de leur histoire, mais aussi un penchant naturel à se polariser sur les méfaits autrefois perpétrés par d’autres peuples. Bien souvent, cette tendance s’exprime plus fortement en temps de crise ou dans les situations où l’identité nationale est incertaine ou mise en cause. Le nationalisme exacerbé, on le sait par expérience, laisse peu de place à une analyse honnête de ce que nos pères ou leurs voisins ont pu faire par le passé.
Il est toujours important d’assumer son histoire, et ce d’autant plus qu’elle est marquée par des atrocités et des violations massives aux droits de l’homme. On ne peut fermer les yeux sur de tels crimes sans encourir de graves conséquences. Une impunité ou un manque de reconnaissance persistants au cours des générations suscite la rancœur chez ceux qui s’identifient avec les victimes et finit par empoisonner les relations entre des personnes qui n’étaient même pas nées lorsque se sont produits les événements en question.
Les anciennes puissances coloniales européennes ne se sont guère montrées disposées – même longtemps après les faits – à reconnaître dans toute leur étendue les dommages causés par l’exploitation sans scrupules des êtres humains et des ressources naturelles en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Elles ont fermement refusé que le document final de la Conférence mondiale contre le racisme tenue à Durban en 2001 mentionne ces faits historiques, comme cela avait été initialement proposé. Le texte qui a finalement été adopté n’était qu’un pâle compromis, critiqué à juste titre.
Les crimes nazis et notamment la Shoah ont été niés, banalisés ou ignorés par beaucoup de gens à l’époque des massacres. Par la suite, toute personne sensée a été forcée de reconnaître l’existence de ce crime monstrueux contre l’humanité – qui a également conduit la communauté internationale à concevoir la notion de génocide et à adopter une convention internationale afin d’être en mesure, à l’avenir, de prévenir et de réprimer ces crimes.
Il faut reconnaître que l’Allemagne de l’après-guerre n’a pas ménagé ses efforts pour révéler au grand jour les crimes nazis, offrir une réparation aux victimes survivantes, punir les auteurs lorsque c’était possible et enseigner aux générations suivantes les horreurs perpétrées au nom de leurs pères. Tout cela était absolument indispensable : l’Allemagne ne pouvait faire moins.
Dans d’autres pays, les autorités ont été plus réticentes à faire la lumière sur la collaboration avec les nazis pour les exécutions de Juifs sur leur territoire. Les massacres de Roms n’ont pas reçu une attention suffisante et les réparations offertes aux survivants ont été modestes et tardives. De même, les assassinats d’homosexuels et de personnes handicapées et les expériences médicales menées sur ces dernières ont souvent été passés sous silence.
Les crimes commis en Union soviétique ont été dénoncés, notamment dans l’œuvre puissante d’Alexandre Soljenitsyne. La glasnost, sous le régime de Mikhaïl Gorbatchev, a ouvert la porte à de nouvelles révélations ; Andreï Sakharov et l’organisation « Memorial » ont largement contribué à faire surgir la vérité. Néanmoins, tout le monde en Russie ne s’accorde pas à reconnaître l’ampleur de la répression stalinienne. C’est là un problème qu’il convient de prendre en compte dans la réflexion qui a été engagée sur l’enseignement scolaire de l’histoire.
Le débat qui a eu lieu récemment dans certains pays européens sur le rôle de l’armée soviétique pendant la seconde guerre mondiale n’a pas été bien accueilli dans la Fédération de Russie. Beaucoup ont eu le sentiment qu’il était fait peu de cas des sacrifices de la « Grande guerre patriotique » et, pire encore, que leur contribution à la lutte contre le nazisme était comparée aux brutalités de l’armée hitlérienne. On a bien vu à cette occasion la nécessité d’établir des distinctions lorsqu’on étudie l’histoire – en l’occurrence entre le régime dictatorial de Staline et les efforts des soldats et des civils du même pays pour défendre leur nation et combattre le nazisme.
La description des déplacements forcés massifs et des massacres qui ont décimé les personnes d'origine arménienne dans l’Empire ottoman en 1915 a été et reste un sujet encore plus disputé. Bien que ces événements se soient produits avant la création de la nouvelle République de Turquie, il y a eu de la part de cette dernière un refus de débattre de ces crimes. Les écrivains et les journalistes qui se sont saisis de la question ont été traduits en justice. Aujourd’hui, un mouvement s’est enfin amorcé vers une reconnaissance des faits – dans le cadre de discussions universitaires – mais cela reste insuffisant.
S’il est un groupe dont l’histoire a été manifestement ignorée en Europe, c’est bien la population rom. Non seulement les crimes nazis à son encontre ont été largement passés sous silence, mais la répression brutale ou la discrimination systématique dont elle a été victime avant et après cette période dans plusieurs pays européens n’ont pas été reconnues. Les excuses officielles ont été lentes à venir – quand elles sont venues.
Dans les Balkans, les divergences dans l’interprétation d’événements historiques, dont certains remontent à plusieurs centaines d’années, ont indéniablement joué un rôle dans les conflits des années 1990 et ont gravement compromis les efforts de paix internationaux. Pendant la guerre ont été commises de nouvelles atrocités dont l’ampleur, voire l’existence, ont fait l’objet de polémiques. Dans toute l’ex-Yougoslavie, les organisations de défense des droits de l’homme demandent la création d’une commission régionale de la vérité – une initiative qui serait importante pour éviter à l’avenir que des déformations de l’histoire n’engendrent de nouvelles tensions.
Dans les Balkans comme dans d’autres régions qui ont connu des conflits, plusieurs versions narratives de l’histoire peuvent coexister. Elles peuvent être toutes exactes, mais envisager les faits selon des perspectives différentes et privilégier des aspects différents. Il serait tout à fait essentiel que les divers groupes de la société prennent conscience de cette pluralité des récits historiques et acceptent qu’ils présentent des différences, même lorsque les faits essentiels sont établis.
Une telle prise de conscience peut être encouragée par des initiatives constructives, à l’image de ce projet mis en œuvre en Irlande du Nord dans le cadre duquel un dialogue a été organisé pour amener les différentes parties à reconnaître la légitimité des versions de leurs interlocuteurs. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dénonçant un défaut d’enquête effective sur certains assassinats sectaires en Irlande du Nord ont joué un rôle dans cette reconstruction historique.
En Grèce, après la chute de la junte en 1974, des procès ont eu lieu pour établir les responsabilités. L’Espagne et le Portugal, une fois libérés de la dictature, ont entrepris une démarche analogue, principalement axée sur les activités des services secrets. Les anciens pays communistes d’Europe de l’Est ont choisi le processus de « lustration » pour régler leurs comptes avec le passé.
Il est assurément indispensable d’établir la vérité sur les violations des droits de l’homme qui ont été commises afin d’instaurer l’état de droit dans toutes les situations d’après-conflit. Au sortir d’un conflit, cela est primordial pour pouvoir traduire les responsables en justice, offrir réparation aux victimes et faire en sorte que de tels crimes ne se reproduisent plus.
Etablir la vérité est également important à plus long terme. Les victimes étaient des êtres humains, pas des numéros. Les survivants ainsi que les enfants et petits-enfants des victimes ont le droit de savoir et de panser leurs douleurs dans la dignité. Il ne faut pas fermer la porte au souvenir.
La société tout entière doit tirer les leçons de ce qui s’est produit et, pour ce faire, continuer à documenter les événements, à créer des musées et des lieux de mémoire et à permettre à la génération suivante de comprendre le passé en lui dispensant une éducation appropriée.
Le Conseil de l’Europe s’attache depuis de longues années à promouvoir un enseignement de l’histoire qui multiplie les points de vue en mettant à disposition des matériels d’enseignement interactif et en encourageant la coopération bilatérale. Il a mis au point des mallettes pédagogiques sur les événements majeurs du XXe siècle, la dimension européenne de l’histoire, mais aussi l’histoire des femmes. A l’heure actuelle, de nouveaux matériels sont en préparation sur la représentation de « l’autre » dans l’enseignement de l’histoire, l’objectif étant d’assurer la diversité des perspectives. Ces initiatives se fondent sur les méthodes participatives, les activités extrascolaires et le développement de l’esprit critique chez les élèves.
La coopération bilatérale, en toute logique, a été développée principalement dans les régions en situation d’après-conflit. Des projets concrets ont été mis en œuvre dans le Caucase du Nord en Fédération de Russie, à Chypre et en Bosnie-Herzégovine. Dans ce dernier pays, le Conseil de l’Europe a coordonné l’élaboration de lignes directrices communes qui ont présidé à la conception de nouveaux manuels d’histoire et de géographie ainsi que d’ouvrages pédagogiques. Les enseignants ont participé activement au processus et démontré un grand intérêt pour la multiperspectivité et les nouvelles méthodes d’enseignement interactif.
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a également mis en lumière le rôle de l’enseignement de l’histoire dans la réconciliation en situation d’après-conflit. Elle a souligné qu’il fallait éviter, lorsqu’on aborde des questions controversées, toute approche à finalité politique consistant à présenter une interprétation unique des événements historiques : il est désormais admis au niveau international qu’il peut y avoir plusieurs visions et plusieurs interprétations, toutes fondées sur des faits.
Les controverses historiques ne doivent pas prendre les droits de l’homme en otage. Il faut veiller à ce que des interprétations partisanes ou des représentations déformées des événements ne réveillent pas les conflits en incitant à la discrimination à l’encontre de minorités et à la xénophobie. Les nouvelles générations ne doivent pas être blâmées pour les actes de leurs pères.
L’important est de rechercher honnêtement la vérité et d’examiner sans passion les différentes versions, en s’appuyant sur les faits. C’est à cette seule condition que l’on pourra tirer les justes leçons du passé.
Thomas Hammarberg