Nombre d’observateurs pensaient que le travail des enfants avait totalement disparu en Europe. Toutefois, plusieurs éléments semblent indiquer clairement que le travail des enfants reste un problème grave et qu’il pourrait même se développer sous l’effet de la crise économique. Les gouvernements doivent surveiller la situation et s’inspirer de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies et de la Charte sociale européenne pour concevoir des mesures préventives et correctives.
Les personnes vulnérables sont toujours touchées de manière disproportionnée en période de difficultés économiques. Il n’est donc pas étonnant que le ralentissement de la croissance se traduise par une augmentation du travail des enfants. La récession a conduit de nombreux pays européens à réduire de manière drastique le budget de l’aide sociale. Face à la montée du chômage, bien des familles ne trouvent plus d’autre solution que de faire travailler leurs enfants.
Des travaux dangereux
Le caractère généralisé du travail des enfants dans les pays en développement est un problème bien connu : l’Organisation internationale du Travail estime aujourd’hui à plus de 250 millions le nombre d’enfants âgés de 5 à 14 ans qui travaillent. En essayant de se faire une idée de la situation en Europe, mes collaborateurs ont pourtant constaté que les informations sont très lacunaires. De fait, le travail des enfants semble être un sujet tabou. Nous avons cependant pu réunir suffisamment de données pour comprendre que le phénomène est loin d’avoir disparu en Europe.
Selon des recherches menées par l’ONU, en Géorgie, 29 % des enfants de 7 à 14 ans travaillent. En Albanie, cette proportion est de 19 %. Le Gouvernement de la Fédération de Russie estime que le nombre d’enfants au travail dans le pays pourrait atteindre 1 million. En Italie, une étude de juin 2013 indique que 5,2 % des mineurs de moins de 16 ans travaillent.Sur la plupart des autres pays, aucun chiffre n’est disponible.
Nombre des enfants qui travaillent en Europe sont employés à des activités extrêmement dangereuses dans les secteurs de l’agriculture et du bâtiment, dans de petites fabriques ou dans la rue. Ce phénomène a été observé, par exemple, en Albanie, en Bulgarie, en Géorgie, en Moldova, au Monténégro, en Roumanie, en Serbie, en Turquie et en Ukraine. Dans l’agriculture, les enfants peuvent être affectés à des tâches qui impliquent d’utiliser des machines et des outils potentiellement dangereux, de soulever de lourdes charges ou encore de répandre des pesticides nocifs. Travailler dans la rue expose les enfants aux abus et à l’exploitation.
En Bulgarie, le travail des enfants est apparemment très courant dans l’industrie du tabac, où des enfants peuvent travailler jusqu’à 10 heures par jour. En Moldova, des contrats auraient été signés entre des directeurs d’établissement scolaire et des fermes ou des coopératives agricoles, en vertu desquels les élèves doivent participer aux travaux de récolte.
Le travail des enfants risque aussi de se développer dans les pays durement frappés par des mesures d’austérité : Chypre, la Grèce, l’Italie et le Portugal. De nombreux enfants auraient également des horaires de travail très lourds au Royaume-Uni.
Dans toute l’Europe, les enfants roms sont particulièrement menacés. Un autre groupe très vulnérable est celui des migrants non accompagnés de moins de 18 ans, originaires de pays en développement.
Ce qu’il faudrait faire
- Il est urgent que les gouvernements s’intéressent de près au problème du travail des enfants, en réalisant des études, en collectant des données et en suivant l’évolution de la situation. La plupart des pays se sont dotés d’une législation adéquate mais ne vérifient pas qu’elle est bien appliquée.
- L’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale, comme le prévoient la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies et les normes de la Charte sociale européenne.
- Les autorités devraient évaluer avec soin les effets que risquent d’avoir sur le travail des enfants les coupes budgétaires dans le domaine de l’éducation et de la formation.
- Elles devraient aussi évaluer les effets, sur le travail des enfants, de la réduction des budgets consacrés aux politiques sociales et à l’aide aux familles : en effet, si les enfants doivent travailler, c’est principalement à cause de la pauvreté.
- L’inspection du travail devrait être en mesure de remplir sa mission.
- Les Etats devraient combattre de manière vigoureuse la traite des enfants pratiquée aux fins de leur exploitation par le travail. Les sept Etats membres du Conseil de l’Europe qui n’ont pas encore ratifié la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains devraient le faire, et tous les Etats membres devraient coopérer avec le GRETA, groupe d’experts chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention.
Quel avenir pour ces enfants ?
Je suis très préoccupé par le peu d’attention que l’on accorde aux dangers du travail des enfants en Europe. Dans la plupart des pays, les responsables sont conscients du problème, mais rares sont ceux qui sont prêts à s’y attaquer. Le seul fait que chiffres et données sont très approximatifs, voire pratiquement inexistants, est déjà inquiétant. En effet, comment lutter contre un phénomène dont on ne connaît ni l’ampleur, ni les caractéristiques, ni les effets ?
Si le travail des enfants est un phénomène grave, c’est aussi parce qu’il perturbe leur scolarité : leurs résultats ne tardent pas à s’en ressentir et beaucoup d’enfants finissent par décrocher. Cela ne fait que perpétuer le cycle de la pauvreté. Le seul moyen pour un pays de se développer est d’appliquer une politique de l’enfance qui donne la priorité à l’éducation sur le travail.
Il y aurait bien des mesures concrètes à prendre. La Turquie en a pris une l’an dernier lorsqu’elle a adopté une loi qui a rendu la scolarité obligatoire jusqu’à 17 ans pour réduire le risque d’exploitation par le travail. D’autres initiatives de ce genre sont nécessaires.
Si nous ne nous occupons pas du problème du travail des enfants, ce n’est pas seulement l’avenir de ces enfants que nous hypothéquons. En effet, à quoi ressembleront nos sociétés lorsque ces enfants arriveront à l’âge adulte sans avoir eu la chance de jouer et d’apprendre à l’école mais en ayant été exposés précocement à divers risques sanitaires ? Nous devons agir maintenant pour l’avenir de ces enfants et pour l’avenir de nos sociétés.
Nils Muižnieks