Les raisons qui poussent des personnes à quitter leur foyer sont multiples : guerre, violences, catastrophes naturelles, changement climatique. Mais fuir une région n’est pas toujours fuir le pays et même si elles ne franchissent aucune frontière internationale, ces personnes déplacées ont encore un grand besoin de protection. Cette année marque le 20e anniversaire des Principes directeurs des Nations Unies relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, ensemble complet de normes internationales relatives aux droits de cette catégorie de personnes. Cet anniversaire devrait inciter les États à accorder la plus grande attention à leurs besoins.
Lorsque les Principes directeurs ont été lancés, on comptait 25 millions de personnes déplacées dans le monde. À la fin de 2017, elles étaient près de 40 millions[1]. Si l’ampleur du phénomène est mieux prise en compte et si des progrès ont été faits dans l’élaboration de solutions et de mécanismes de réponse appropriés, les personnes déplacées font partie des populations les plus vulnérables et sont nombreuses à vivre dans des conditions précaires, y compris sur le continent européen.
Il y a presque deux fois plus de personnes déplacées dans le monde que de réfugiés. Pourtant, l’attention au niveau international s’est surtout focalisée sur la situation des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés exilés, plutôt que sur la situation des déplacés internes. Pour rééquilibrer les choses, un Plan d’action pour faire progresser la prévention, la protection et les solutions pour les personnes déplacées dans leur propre pays a été lancé le 17 avril 2018 à l’issue d’un processus de collaboration entre la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les personnes déplacées dans leur propre pays, le HCR, le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), les gouvernements et les ONG. Ce programme doit permettre de renforcer les mesures de prévention et de protection et de proposer des solutions. Pour les trois prochaines années, il s’articulera autour de quatre domaines prioritaires : participation des personnes déplacées ; lois et politiques nationales sur les déplacements de population ; collecte et analyse de données sur ces déplacements ; et situations prolongées de déplacement et soutien aux solutions durables.
Déplacements actuels en Europe
À la fin de l’année 2017, on comptait près de quatre millions de personnes déplacées en Europe, principalement en Ukraine, en Turquie, en Azerbaïdjan, à Chypre, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine. Les déplacements de population internes à l’Europe résultent principalement de situations d’instabilité et de conflits, dont certains remontent aux années 1990, mais sont dus dans certains cas à des catastrophes naturelles ou à l’impact du changement climatique, comme par exemple le tremblement de terre de 2016, en Italie, ou les inondations de 2014 en Bosnie-Herzégovine. De nombreuses personnes dont la situation de déplacement se prolonge ont le sentiment de passer leur vie « en transit ». Souvent marginalisées, peu en mesure de faire respecter leurs droits fondamentaux et sans perspective de solution durable, ces personnes ont le sentiment d’une situation sans issue, qui dure pour certaines d’entre elles depuis des décennies.
Responsabilités des États en matière de déplacement interne et de garantie des droits de l’homme des personnes déplacées
L’un des Principes directeurs clés est que le déplacement ne doit pas durer plus longtemps que ne l’exigent les circonstances[2]. Malheureusement, dans de nombreux cas, ces « circonstances » font que la situation de déplacement se prolonge, par exemple en cas de troubles ou de conflit non résolus. Traditionnellement, la politique adoptée par les gouvernements européens se fondait sur l’hypothèse que la cause du déplacement ne durerait pas et que les personnes déplacées seraient en mesure et disposées à rentrer assez rapidement chez elles. Toutefois, du fait de la nature des conflits ou des catastrophes à l’origine des déplacements, Il est apparu peu à peu nécessaire de rechercher de nouvelles solutions et options durables.
Les gouvernements européens peuvent et doivent redoubler d’efforts pour mettre fin aux souffrances des personnes déplacées. Ils doivent d’abord mettre en place des stratégies globales pour prévenir et prendre en charge les déplacements internes dans le respect des normes européennes et internationales en vigueur. La Recommandation Rec(2006)6 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres relative aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays dispose que les « conditions d’une véritable et durable intégration des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays à la suite de leur déplacement devraient être assurées » et qu’il incombe en premier lieu aux autorités nationales des États membres sur le territoire duquel le déplacement interne a lieu d’assurer la protection et l’aide aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. Un récent Rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les besoins et droits humanitaires des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays en Europe fait par ailleurs ressortir qu’il est du devoir des États de reconnaître et de mettre en œuvre les droits de l’homme des personnes déplacées conformément à la Convention européenne des droits de l’homme et aux traités internationaux, tout en répondant à leurs besoins humanitaires et sociaux.
Le Cadre conceptuel sur les solutions durables pour les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays affirme qu’une solution durable est réussie lorsque les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays n’ont plus besoin d’aide ni de protection spécifique liées à leur déplacement et qu’elles peuvent jouir des droits de l’homme sans discrimination en raison de leur déplacement. Une solution durable peut être mise en place en assurant, sur la base d’une décision libre et éclairée des personnes déplacées, leur retour volontaire et leur réintégration sur le lieu d’origine, leur intégration locale (généralement dans les communautés d’accueil) ou leur réinstallation dans une autre partie du pays. Ces options ne s’excluent pas mutuellement et l’intégration locale ou la réinstallation dans une autre partie du pays ne doit pas être considérée comme une mesure de dernier ressort, ni comme la négation du droit des individus à revenir dans leur lieu d’origine une fois que les conditions de leur retour ont été réunies.
Les droits, les besoins et les intérêts légitimes des personnes déplacées doivent être au centre de toutes les politiques et décisions portant sur cette question. Cet objectif ne peut être atteint sans une participation et un engagement importants de la part de ces personnes dans les décisions qui les concernent. Comme l’a souligné dans son rapport de juillet 2017 la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays, une « révolution de la participation » est nécessaire pour veiller à ce que le droit des personnes déplacées de participer à la prise des décisions les concernant soit non seulement garanti en théorie, mais qu’il soit maintenu en pratique et qu’il lui soit accordé une plus grande priorité en tant que partie intégrante des obligations nationales en matière de droits de l’homme et de bonne gouvernance.
Le point essentiel est la mise en œuvre, tant à l’échelle nationale qu’au niveau local
Il est nécessaire d’adopter une démarche globale pour répondre aux besoins des personnes déplacées. Plusieurs États membres du Conseil de l’Europe ont déjà élaboré des stratégies et adopté des lois et des mesures de soutien en la matière. En Azerbaïdjan, pays doté depuis 1993 d’une politique relative aux déplacements de population, le gouvernement a introduit, au tout début de 2017, des changements qui permettront de fonder la politique d’assistance aux personnes déplacées non plus sur leur statut mais sur leurs besoins réels et de faire passer l’aide en nature à une aide financière en espèces. En Géorgie, la stratégie de l’État pour les personnes déplacées remonte à 2007, la législation qui renforce la protection accordée à ces personnes est entrée en vigueur en 2014 et le gouvernement examine actuellement les diverses options qui lui permettraient de passer d’une aide fondée sur le statut à une aide fondée sur les besoins. En Serbie, où le taux de chômage des personnes déplacées est deux fois plus élevé que celui de la population locale, le gouvernement a adopté une Stratégie nationale pour résoudre les problèmes des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du pays pour la période 2015-2020, en vue d’améliorer leurs conditions de vie et de renforcer leur insertion sociale.
La Bosnie-Herzégovine, de même que l’Ukraine - ce dernier pays ayant connu les déplacements internes de grande ampleur les plus récents en Europe - ont certes adopté des stratégies afin de répondre aux problèmes liés aux déplacements mais leur mise en œuvre a été ralentie en raison d’un financement insuffisant. Les obstacles les plus courants à une prise en charge efficace des déplacements prolongés sont le manque de logements et de moyens de subsistance et les difficultés d’accès aux soins de santé et à une éducation de qualité pour les enfants. Environ 15 % des personnes déplacées de longue date en Europe continuent de vivre dans des abris de fortune ou des campements informels et ne disposent que d’un accès limité aux services de base[3].
Les litiges fonciers, fréquents dans les situations d’après-conflit, compliquent les choix des personnes déplacées et des rapatriés. Comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme[4], les autorités nationales sont tenues de mettre en place des mécanismes juridiques efficaces pour résoudre ces litiges. Il est en outre essentiel que les arrêts de la Cour soient correctement exécutés au niveau national afin que les personnes déplacées puissent jouir pleinement de leurs droits.
Les institutions nationales de défense des droits de l’homme ont un rôle essentiel à jouer, non seulement pour protéger les droits des personnes déplacées, mais aussi pour sensibiliser l’opinion publique quant à leur situation. Récemment, le Réseau européen des institutions nationales des droits de l’homme (ENNHRI) a publié une déclaration sur le rôle que jouent ces institutions nationales dans les situations de conflit et d’après-conflit pour promouvoir et protéger les droits de l’homme des personnes déplacées. La déclaration indique que ces organes ont, entre autres fonctions, celles de conseiller les gouvernements, les parlements et les autorités nationales en général sur les droits des personnes déplacées, de suivre la situation de ces personnes et d’en rendre compte. On ne saurait par ailleurs sous-estimer l’importance des représentants de la société civile, qui sont souvent en première ligne pour fournir une assistance à ceux qui en ont besoin, y compris aux personnes déplacées.
La voie à suivre
Pour répondre à la détresse des personnes déplacées en Europe, il convient d’adopter une démarche davantage axée sur les droits de l’homme. Cela consiste à remettre la personne au centre de la problématique, l’objectif étant de permettre aux personnes déplacées de prendre des décisions libres et éclairées et de choisir eux-mêmes la marche à suivre tout en gardant la possibilité, si elles le souhaitent, de changer d’avis. Par ailleurs, la recherche de solutions durables pour les situations prolongées de déplacement ne devrait pas être axée uniquement sur les options disponibles (retour, intégration locale ou réinstallation dans une autre partie du pays) mais devrait être conçue de façon à privilégier le respect des droits de l’homme des personnes déplacées, notamment la liberté de choisir son lieu de résidence et de [...] circuler et l’interdiction de la discrimination. Une solution réellement durable est souvent le fruit d’un processus à long terme, qui implique la diminution progressive des besoins spécifiques au déplacement et la garantie que les personnes déplacées jouissent de leurs droits sans être discriminées du fait de leur situation.
Il est impératif que les États membres associent pleinement les personnes déplacées aux décisions qui les concernent et impliquent les communautés d’accueil afin de répondre aux préoccupations plus largement liées aux politiques d’intégration. Les personnes déplacées devraient être en position de choisir elles-mêmes et de façon éclairée les solutions durables qu’elles préfèrent, et être autorisées à participer à leur programmation et à leur gestion. Une attention particulière devrait être portée aux personnes ou aux groupes particulièrement vulnérables, tels que les personnes âgées, handicapées ou LGBTI, les femmes enceintes, les Roms, etc. qui devraient eux aussi être pleinement associés aux processus de consultation et faire l’objet d’une protection particulière contre toute forme de discrimination ou de stigmatisation. Les programmes de réduction de la pauvreté mis en œuvre par les autorités nationales, régionales et locales devraient prendre en charge certains aspects spécifiques aux déplacements internes, être bien coordonnés et dotés de ressources suffisantes.
Pour que cette participation soit réellement efficace, les personnes déplacées doivent également avoir le droit de voter et de se présenter aux élections, notamment locales, car le rôle des autorités locales est essentiel pour favoriser et pérenniser l’intégration dans les communautés d’accueil. Les gouvernements devraient en outre s’assurer que les enfants déplacés internes aient accès à une éducation de qualité grâce à des politiques scolaires globales et inclusives. Le cas échéant, les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays devraient être associées aux processus de justice transitionnelle et aux discussions d’ordre politique connexes. Garantir la justice aux personnes déplacées est un outil essentiel de promotion de la paix et de la stabilité à long terme.
En tant que Commissaire aux droits de l’homme, j’ai l’intention de porter une attention particulière à la question des déplacements prolongés en Europe, tant par le dialogue avec les autorités que par la coopération avec les structures nationales de défense des droits de l’homme et la société civile.
[1] Global Report on Internal Displacement 2018, [Rapport mondial 2018 sur les personnes déplacées, en anglais] publié par l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC) et le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC), 15 mai 2018, page 1.
[2] Principe 6.3 des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays
[4] Arrêt Xenides-Arestis c. Turquie, requête no. 46347/99, 22 décembre 2005.