Le carnet des droits humains de la Commissaire

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Le carnet des droits de l'homme
La marge de liberté des organisations de défense des droits de l’homme s’amenuise

Ces dernières années, j’ai constaté que se confirme une nette tendance à la régression en matière de liberté d’association dans plusieurs pays européens, qui affecte notamment les organisations et les défenseurs des droits de l’homme. La pression croissante et les obstacles rencontrés, toujours plus grands, peuvent prendre différentes formes : des restrictions juridiques et administratives ; des actes de harcèlement et des sanctions judiciaires, y compris des poursuites pénales pour manquement au respect de nouvelles réglementations toujours plus restrictives ; des campagnes de dénigrement et l’ostracisme orchestré à l’encontre de groupes indépendants ; des menaces et des manœuvres d’intimidation, voire des violences physiques contre les membres de ces organisations. Parfois, le climat est à ce point hostile qu’il pousse le travail en faveur des droits de l’homme à opérer à la marge voire dans la clandestinité.

Tentatives de contrôle, répressions en matière de financement et obligation d’auto-enregistrement stigmatisant

Depuis 2012, plus de 60 pays dans le monde ont élaboré ou voté des lois qui limitent les activités des organisations de la société civile. Les dispositions restrictives adoptées dans diverses régions de l’Europe constituent des obstacles toujours plus gênants pour l’action des ONG actives sur le continent.

En Azerbaïdjan, les exigences déjà fortement bureaucratiques imposées aux ONG pour leur enregistrement, qui confèrent au ministère de la Justice un pouvoir discrétionnaire presque illimité dans le processus, ont été renforcées par d’autres formalités administratives adoptées en 2013 que doivent respecter les ONG et leurs financeurs et qui s’accompagnent de sanctions administratives plus sévères en cas de non-respect. Malgré de récentes initiatives visant à simplifier l'enregistrement des subventions, les procédures de réception et d’utilisation de subventions par les ONG – et les obligations de déclaration à l’État – restent tellement complexes que la plupart des ONG militantes indépendantes ont réduit ou suspendu leurs activités, voire les ont transférées à l’étranger. Le cadre législatif extrêmement restrictif, associé à une répression gouvernementale tous azimuts visant à faire taire les voix critiques (voir ci-dessous), a fait de l’Azerbaïdjan un pays dans lequel il est très difficile de mener une action en faveur des droits de l’homme.

Depuis 2012, les autorités de la Fédération de Russie ont progressivement rendu le pays moins accueillant pour les défenseurs des droits de l’homme. Cette année, le Parlement russe a adopté la « loi sur les agents étrangers » qui exige des ONG qui reçoivent des dons en provenance de l’étranger de s’enregistrer en tant qu’« agents étrangers » (une « étiquette » qui, dans le contexte russophone, est synonyme d’ennemi ou d’espion, autrement dit de personne au service d’intérêts étrangers hostiles, en conséquence de son utilisation comme chef d’accusation type à l’encontre de milliers d’individus lors des répressions politiques des années 30 et 40) si elles s’engagent dans des « activités politiques » – qui, officiellement, englobent toute activité visant à infléchir l’opinion publique ou à faire des propositions de changement relativement à toute politique gouvernementale. La mise en œuvre de la « loi sur les agents étrangers » a par ailleurs clairement disqualifié les ONG déclarées comme « agents étrangers » et, dans de nombreux cas, les a conduites à réduire leurs activités, à s’autocensurer voire à procéder à leur dissolution. L’année dernière, des poursuites pénales ont été engagées contre le dirigeant de « Women of Don » – une ONG connue pour défendre les droits de l’homme et mener des activités humanitaires et caritatives – pour défaut d’enregistrement sur la liste des « agents étrangers ». En outre, une législation a été promulguée en 2015 qui permet à l’exécutif de déclarer « indésirable » toute ONG dont il estime qu’elle met en péril l’ordre constitutionnel, la défense ou la sécurité nationale.

En Hongrie, dans un contexte où les membres de la coalition au pouvoir ont publiquement questionné la légitimité des ONG bénéficiant de fonds de l'étranger à mener ce qu’ils considèrent être des « activités politiques », le gouvernement a récemment annoncé des plans visant à modifier la loi sur les organisations non gouvernementales et à préciser qui doit faire des déclarations de patrimoine. En Pologne, des acteurs politiques et la chaîne de télévision publique ont accusé certaines ONG de travailler pour leurs propres intérêts, contre ceux de la Pologne ou d’être « soumis au précédent système de gouvernement ». Dans ce contexte, la proposition récente du gouvernement d’établir un Centre national pour le développement de la société civile – institution centralisée supervisée par le Premier ministre et chargée de coordonner et de contrôler la distribution des fonds publics aux ONG – a fait suspecter les autorités de chercher à canaliser le financement vers les ONG proches du gouvernement pour affamer les opposants.

Harcèlement administratif et judiciaire, inspections abusives et fermetures en masse

Lors de la visite que j’ai effectuée dans la Fédération de Russie en 2013, des agences gouvernementales procédaient à des inspections massives d’ONG soupçonnées d’être des « agents étrangers ». Ces opérations ont clairement eu un effet dissuasif sur la société civile et ont contraint de nombreux dirigeants d’ONG à consacrer un temps et une énergie considérables à préparer des documents que les autorités avaient déjà en leur possession. Des inspections, quoique d’une ampleur plus réduite, ont aussi eu lieu en Hongrie en 2014 en conséquence de la publication par le gouvernement d’une liste d’organisations ayant bénéficié du mécanisme de subventions de la Norvège. Ces ONG étaient qualifiées de « militants politiques payés », à la solde des intérêts étrangers en Hongrie. Le gouvernement a invoqué la souveraineté et la sécurité nationales pour justifier les mesures ciblant des groupes de la société civile. Étonnamment, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des défenseurs des droits de l'homme a révélé que des représentants du gouvernement hongrois  avaient reconnu que les enquêtes étaient de nature « politique » et que la somme de temps et de ressources consacrée à une surveillance futile de la société civile aurait pu être employée à meilleur escient.

Suite au coup d’État manqué en Turquie en juillet l’année dernière, des décrets de l’exécutif adoptés dans le cadre de l’état d’urgence ont conduit à la fermeture ou à la liquidation de quelque 1400 associations, dont des ONG, en vertu d’une procédure administrative simplifiée permettant la dissolution de tels groupes et le transfert de leurs avoirs au Trésor public. Comme je l’ai déjà souligné, la fermeture d’ONG sans procédures judiciaires est inacceptable en vertu du droit international des droits de l’homme. Alors que les pouvoirs publics ont justifié ces mesures drastiques par les liens présumés des organisations concernées avec les comploteurs impliqués dans le coup d’État et des réseaux terroristes, Amnesty International a souligné que beaucoup des groupes visés travaillaient sur des questions de droits de l’homme comme la prévention de la torture, les droits de la femme, l’aide humanitaire, l’aide aux réfugiés et les droits de l’enfant.

Des « ennemies du peuple » ? Non, des gardiennes des droits de l’homme….

Plusieurs pays du Conseil de l’Europe ont été le théâtre de campagnes de dénigrement orchestrées par le gouvernement ou par des acteurs proches du gouvernement à l’encontre d’ONG, en particulier contre celles qui défendent les droits de l’homme et luttent contre la corruption. À l’été 2014, les autorités azerbaïdjanaises ont commencé à exercer une répression de grande envergure à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme les plus éminents du pays et des militants de la société civile, dont beaucoup ont été poursuivis pour des chefs d'accusation forgés de toutes pièces et condamnés à des peines d’emprisonnement. Les défenseurs des droits de l’homme concernés ont été ouvertement qualifiés de « traitres » et d’« agents étrangers ». Si plusieurs militants ont été remis en liberté en 2016, d’autres sont encore détenus et de nombreuses affaires pénales sont toujours pendantes. En 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que les poursuites pénales engagées à l’encontre de Rasul Jafarov – dirigeant de l’ONG « Human Rights Club » –  avaient en réalité pour but de le faire taire et de le sanctionner pour les activités qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme.

Lors de ma visite en Turquie en 2016, des ONG de droits de l’homme m’ont informé que, à la suite de déclarations au plus haut niveau politique remettant en cause leur rôle de surveillance, des groupes de défense des droits de l’homme ont été empêchés de conduire des entretiens avec des habitants au sujet des opérations de sécurité dans le sud-est et de se rendre dans les zones affectées par le conflit. Récemment, en Hongrie, en Pologne et dans « l’ex-République yougoslave de Macédoine », les cibles privilégiées d’un discours officiel négatif sont les ONG financées par le philanthrope hongro-américain George Soros, dont les Fondations Open Society figuraient parmi les principaux bailleurs de fonds de toutes les ONG de droits de l’homme en Europe centrale et orientale dans les années 90 et qui continuent à fonctionner dans quelques pays de la région aujourd’hui.* Malheureusement, force est de constater que dans plusieurs autres pays européens, dont la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie et la Slovaquie, les ONG continuent d’être les victimes d’une forte stigmatisation.

Les mesures restrictives prises à l’encontre de groupes de la société civile sont souvent justifiées par des impératifs de responsabilité et de transparence. À y regarder de plus près, cette justification n’est pas pertinente étant donné que les ONG doivent de toute façon soumettre régulièrement aux autorités des rapports financiers et d’autre nature. Une autre justification invoquée par les gouvernements relève de la souveraineté nationale et de la nécessité de contrer les ingérences présumées de pouvoirs étrangers hostiles dans la prise de décision politique ou les incitations à l’agitation sociale. Présenter les ONG militantes comme des « partis politiques masqués » est un faux prétexte pour limiter leurs fonctions légitimes de chien de garde dans une société démocratique, car, si les ONG ne peuvent participer aux élections, elles peuvent procéder à la surveillance des élections.

Les réactions souvent hostiles des autorités au rôle de chien de garde que jouent les organisations de défense de droits de l’homme ne font que renforcer l’idée que le bilan d’un État en matière de droits de l’homme est une affaire importante et que les critiques en la matière peuvent être particulièrement embarrassantes. Ce sont précisément les activités qui relèvent du champ d’action naturel des institutions de la société civile – à savoir celles qui concernent les droits de l’homme, la transparence des gouvernements, voire les éventuels comportements abusifs d’agents publics – qui, dans un climat d’intimidation et d’hostilité, peuvent être accusées d’être de nature « politique » et « contraires aux intérêts de l’État ».

Toutefois, le droit international des droits de l’homme reconnaît explicitement le droit de prendre part aux affaires publiques. Le rôle de chien de garde des ONG, qui implique de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public, est considéré comme étant similaire à celui que joue la presse. La Cour européenne des droits de l’homme a souligné à cet égard que l’emploi du terme « politique » pour qualifier les activités d’ONG pouvait donner lieu à diverses interprétations et inclure tout objectif en relation avec le fonctionnement normal d’une démocratie. Les normes du Conseil de l’Europe reconnaissent explicitement que les contributions apportées par les ONG à la société revêtent de multiples formes et qu’elles peuvent notamment constituer des vecteurs de communication entre les différents secteurs de la société et les autorités publiques, mais aussi prôner des changements de lois et de politiques publiques.

La voie à suivre

Pour dire les choses sans détour : un dialogue constructif sur les questions d’intérêt public, basé sur des faits, est dans l’intérêt de tous. Au lieu de stigmatiser les ONG, les gouvernements devraient faciliter leur participation aux mécanismes de dialogue et de consultation sur les politiques publiques dans l’objectif d’identifier des réponses aux besoins de la société.

En particulier, les gouvernements devraient traiter toutes les ONG sur un pied d’égalité, quelles que soient leurs sources de financement, et devraient systématiquement appliquer la présomption de légalité des activités des ONG eu égard à l’obligation internationale qui est faite aux États de créer un environnement propice au travail des défenseurs des droits de l’homme.

Afin d’accomplir efficacement leurs fonctions légitimes, les ONG devraient être libres de solliciter et de recevoir des financements non seulement des autorités publiques de leur propre État, mais aussi de donateurs institutionnels ou individuels, d’un autre État ou d’organismes multilatéraux. De nombreuses ONG de défense des droits de l’homme et de lutte contre la corruption n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers l’étranger pour obtenir des financements, dans la mesure où, dans certains pays, les fonds publics réservés aux ONG sont rarement octroyés à des ONG militantes qui travaillent sur des sujets sensibles.

Par ailleurs, les États devraient éviter d’imposer de trop lourdes exigences administratives aux ONG et systématiquement limiter l’ingérence dans la liberté d’association aux exigences strictes de nécessité et de proportionnalité. Des sanctions ne peuvent être imposées que dans des circonstances exceptionnelles, en dernier recours, et seulement en cas de manquement grave de la part d’une ONG.

Pour citer la Cour européenne des droits de l’homme, « la manière dont la législation nationale consacre la liberté d’association et l’application de celle-ci par les autorités dans la pratique sont révélatrices de l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit ». Les ONG et les défenseurs des droits de l’homme jouent un rôle essentiel dans le renforcement et la sauvegarde des droits de l’homme, de la gouvernance démocratique et de l’État de droit, et dans la sensibilisation du public à ces questions. Les sociétés ont besoin de ces ONG pour accéder à la résilience, enrichir le débat public et le pluralisme, faire participer leur population à la vie publique, contribuer à des propositions susceptibles d’apporter des réponses aux principaux défis auxquels est confronté le continent aujourd’hui, préserver la paix et améliorer la vie de tout un chacun. Par conséquent, il faut protéger la liberté d’association des ONG et repousser les limites de l’espace dans lequel elles opèrent.

Nils Muižnieks

*Pour être totalement transparent, je précise que j’ai dirigé une ONG en Lettonie qui recevait des subventions du réseau Soros dans les années 90, travaillé à temps partiel en tant que responsable de programme à la Fondation Soros-Lettonie, puis fait partie de son conseil d’administration à la fin des années 2000.

 

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Strasbourg 04/04/2017
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