En mars 2012, je me suis rendu à Sarajevo avec mon prédécesseur pour présenter un document thématique sur la justice d’après-guerre et une paix durable dans l’ex-Yougoslavie, après quoi nous avons eu des débats animés avec des responsables politiques et des représentants de la société civile à Sarajevo, Zagreb, Belgrade et Ljubljana. J’ai ainsi pu me faire une idée des dynamiques politiques et sociales à l’œuvre dans cette partie de l’Europe, ce qui a été très utile pour mon travail sur la justice transitionnelle.
Maintenant que je me suis rendu dans tous les pays des Balkans occidentaux, je constate avec inquiétude que le processus de réconciliation est en panne et que les divisions ethniques et autres clivages reprennent le dessus. Ils sont alimentés notamment par la négation du génocide, la glorification des criminels de guerre et des tentatives de réhabilitation de personnes impliquées dans les crimes commis pendant les guerres des années 1990. À ces facteurs délétères s’ajoutent encore le révisionnisme, qui tend à déformer l’histoire de la seconde guerre mondiale, les déclarations incendiaires de certains responsables politiques et une ségrégation ethnique persistante dans l’éducation.
Il est grand temps que les responsables politiques des Balkans occidentaux travaillent ensemble pour traiter les questions liées au passé et élaborer une vision commune de l’avenir. Voici donc quelques réflexions sur l’état actuel de la justice transitionnelle et sur ce qu’il reste à faire pour progresser sur la voie de la réconciliation.
Élucider le sort des personnes disparues
Les États sont soumis à l’obligation juridique d’enquêter sur les violations graves des droits de l'homme, y compris les disparitions forcées, et de faire respecter le droit des victimes à la vérité. Cette obligation découle de la Convention européenne des droits de l'homme, ainsi que de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
Le sort de plus de deux tiers des près de 40 000 personnes qui avaient disparu au cours des conflits des années 1990 a pu être élucidé, ce qui constitue une réalisation sans précédent à l’échelle mondiale. Ce processus peine toutefois à arriver à son terme, faute de volonté politique et de ressources financières et humaines suffisantes pour mener à bien les exhumations et l’indispensable travail médicolégal. De plus, à mesure que le temps passe, les personnes susceptibles de donner des informations sur les fosses communes décèdent ou renoncent à témoigner. Plusieurs charniers ont été découverts ces dernières années, notamment à Tomašica et Korićani, en Bosnie-Herzégovine, et à Rudnica, en Serbie. Pourtant, si un véritable dialogue politique ne s’instaure pas au niveau régional et si toutes les archives de l’armée et de la police pouvant contenir des renseignements utiles sur des personnes disparues ne sont pas ouvertes, il n’y aura pas, ou guère, de progrès dans ce domaine.
Lutte internationale et nationale contre l’impunité des crimes commis en temps de guerre
Dans le cadre de mes activités consacrées aux Balkans occidentaux, je n’ai cessé de répéter que les auteurs de violations graves du droit international des droits de l'homme et du droit international humanitaire doivent faire l’objet d’enquêtes et de poursuites effectives ainsi que de procès équitables. En effet, l'impunité encourage à commettre de nouveaux crimes, ajoute à la souffrance des victimes, entrave la mise en place de l'état de droit et entame la confiance du public dans le système judiciaire.
Alors que le mandat du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) s’achèvera en décembre 2017, il importe de souligner que le TPIY a contribué de manière déterminante à faire en sorte que les responsables de violations graves des droits de l'homme soient traduits en justice. Ses réalisations doivent être présentées et expliquées aux populations de l’ex-Yougoslavie de manière objective et convaincante, notamment au moyen de l’éducation. Les éléments de preuve qu’il a accumulés et son abondante jurisprudence doivent continuer à être utilisés dans le cadre des procédures nationales pertinentes.
Quelques progrès ont été enregistrés en ce qui concerne les poursuites pour crimes de guerre au niveau national ; l’on peut citer, par exemple, les poursuites engagées en Bosnie-Herzégovine contre des responsables de violences sexuelles. Cependant, l’impunité recule beaucoup trop lentement et plusieurs insuffisances graves persistent. Ainsi, en Serbie et en Croatie, les procédures pénales n’ont visé jusqu’à présent que de simples soldats et policiers. Une application erronée des normes internationales a conduit à mettre hors de cause des personnes soupçonnées de crimes de guerre au Monténégro. En Bosnie-Herzégovine, le délai fixé pour les poursuites dans les affaires de crimes de guerre les plus complexes n’a pas été respecté, tandis que plus de 5 000 suspects doivent encore rendre des comptes. Au Kosovo*, le traitement des cas complexes de crimes de guerre représente un défi considérable pour les juridictions internes, en raison des nombreux problèmes structurels affectant le système judiciaire et du manque de confiance de la population dans les institutions. Dans « l'ex-République yougoslave de Macédoine », des violations graves des droits de l'homme ont été amnistiées, au mépris des normes internationales. De plus, les témoins ne sont pas assez protégés et soutenus et la coopération régionale en la matière est défaillante, ce qui entrave considérablement les enquêtes sur les crimes commis en temps de guerre.
Accès des victimes de guerre à la justice et à des réparations
Dans les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005, ainsi que dans les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme, adoptées en 2011, les États sont vivement encouragés à faire en sorte que les victimes obtiennent une réparation adéquate, rapide et effective.
Lors de mes visites dans les Balkans occidentaux, j’ai rencontré de nombreuses victimes civiles de guerre. Je me suis rendu auprès de personnes réfugiées ou déplacées à l’intérieur de leur pays qui étaient hébergées dans des centres collectifs, où les conditions de vie laissaient souvent beaucoup à désirer. Par exemple, je me suis rendu en 2014 dans le camp de Konik, au Monténégro, où des centaines de Roms du Kosovo vivaient depuis des années. En Bosnie-Herzégovine, j’ai rencontré des familles de disparus et admiré le courage et la détermination dont elles font preuve dans leur quête de la vérité. J’ai rencontré des personnes « effacées » en Slovénie. J’ai été informé que, faute d’assistance psychosociale et de soins post-traumatiques, les personnes ayant subi des violences sexuelles liées à la guerre ont de grandes difficultés à se reconstruire. Nombre de ces victimes se sentent abandonnées par leur gouvernement. De fait, les autorités ne traitent la question des réparations que de manière parcellaire et il reste à établir des mécanismes de réparation complets.
Cela dit, quelques progrès méritent d’être signalés. Par exemple, la situation en matière de logement s’améliore pour les personnes réfugiées ou déplacées à l’intérieur de leur pays, grâce au programme régional de logement, auquel participe la Banque de développement du Conseil de l'Europe. En Croatie a été adoptée une loi qui prévoit des réparations complètes pour les victimes de violences sexuelles liées à la guerre. En coopération avec le HCR, les gouvernements des pays des Balkans occidentaux ont pris des dispositions importantes pour éliminer les cas d’apatridie chez les Roms.
Je dois ajouter que les organisations de la société civile réalisent un travail considérable dans ce domaine, en intervenant là où les autorités manquent à leurs obligations. Il convient notamment de souligner que les ONG restent les principaux prestataires d’assistance juridique et psychosociale aux victimes les plus vulnérables.
Éducation inclusive
Les États ont l’obligation positive, fermement ancrée dans le droit international des droits de l’homme, de combattre et d'éradiquer la ségrégation scolaire. Pourtant, en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, au Kosovo et dans « l'ex-République yougoslave de Macédoine », des générations d’enfants ont été scolarisés dans un système éducatif pratiquant la ségrégation ethnique sous prétexte de protéger la langue et les droits culturels d’un certain groupe ethnique. Dans ces sociétés, les jeunes des différents groupes ethniques ne commencent à se côtoyer qu’au lycée ou à l’université, lorsque les préjugés ethniques ont déjà été bien assimilés et sont difficiles à remettre en cause. L’exemple de ségrégation le plus connu est celui des « deux écoles sous un même toit », en Bosnie-Herzégovine, système qui persiste malgré la décision d’une juridiction interne, qui l’a déclaré discriminatoire, et malgré les nombreuses recommandations en la matière adressées aux autorités par des organes de défense des droits de l'homme. J’ai bon espoir que les élèves eux-mêmes feront bouger les choses, comme cela a été le cas récemment à Jajce, en Bosnie-Herzégovine, où une action citoyenne organisée par des élèves a conduit les autorités locales à abandonner leur projet de créer un nouvel établissement scolaire pratiquant la ségrégation ethnique.
Malgré les progrès, il reste beaucoup à faire
Au cours de la dernière décennie, les pays des Balkans occidentaux ont pris des mesures importantes pour mettre leur législation et leur pratique en conformité avec les normes européennes et internationales. Ils ont créé les conditions législatives nécessaires pour poursuivre les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes en temps de guerre. La coopération de ces pays avec le TPIY et la coopération régionale en matière de poursuites ont permis de déférer à la justice certains auteurs de crimes de guerre. Des lois interdisant la discrimination et améliorant la protection des droits des minorités ont été adoptées et renforcées. Certains pays, dont la Croatie, se sont dotés d’un plan d’action en faveur des droits de l'homme.
Or, les signes de régression observés actuellement dans cette partie de l’Europe risquent de compromettre les progrès déjà réalisés. L’expérience montre que, pour inverser la tendance, il faut que tous les responsables politiques renoncent à leurs objectifs à court terme et se préoccupent d’abord de renforcer la cohésion sociale au lieu d’amplifier les divisions ethniques.
Le traitement des cas des personnes encore portées disparues doit figurer parmi les priorités des programmes politiques et toutes les victimes de guerre doivent obtenir une réparation adéquate, rapide et effective. Il faut supprimer toute disposition juridique qui soumettrait à une discrimination directe ou indirecte des victimes de guerre civiles appartenant à certains groupes ethniques.
Tous les responsables de crimes liés aux conflits doivent être traduits en justice et la coopération régionale en la matière doit être améliorée.
Pour créer les conditions nécessaires au retour des personnes réfugiées ou déplacées à l’intérieur de leur pays, il ne suffit pas de prévoir des logements adéquats ; il faut aussi veiller à ce que ces personnes aient accès à tous les droits économiques et sociaux.
Il faut mettre fin à l’impunité des infractions motivées par la haine, que celle-ci se fonde sur l’appartenance ethnique ou sur un autre facteur discriminatoire. Tous les États doivent mener des actions systématiques de sensibilisation du public.
Enfin et surtout, la ségrégation ethnique dans l’éducation est inacceptable et doit être éradiquée. Les États doivent réformer leur système éducatif et investir dans les établissements scolaires pour transmettre aux jeunes générations les valeurs de tolérance et de respect de la diversité, au moyen de l’éducation aux droits de l'homme, de l’instruction civique et d’un enseignement objectif de l’histoire.
Nils Muižnieks
Liens utiles :
- Activités par pays du Commissaire sur la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, le Kosovo, le Monténégro, la Serbie, la Slovénie et « l'ex-République yougoslave de Macédoine »
- Document thématique du Commissaire, Post-war justice and durable peace in former Yugoslavia (en anglais, bosniaque, croate et serbe seulement), 2012
- Document thématique du Commissaire. Personnes disparues et victimes de disparition forcée en Europe, 2016
- Document de synthèse du Commissaire. Lutter contre la ségrégation scolaire en Europe par l’éducation inclusive, 2017
- Apprendre à vivre ensemble – Rapport du Conseil de l'Europe sur la situation de l’éducation à la citoyenneté et aux droits de l'homme en Europe, 2017
- Recommandation 1880 (2009) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur l’enseignement de l’histoire dans les zones de conflit et de post-conflit
* Toute référence au Kosovo dans le présent document, qu’il s’agisse de son territoire, de ses institutions ou de sa population, doit être entendue dans le plein respect de la Résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, sans préjuger du statut du Kosovo.