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Le carnet des droits de l'homme
Les victimes de torture ont droit à réparation et à une réadaptation

La torture et les mauvais traitements sont pratiqués dans au moins 140 pays à travers le monde, selon les données réunies par Amnesty International. En Europe aussi, ces phénomènes restent malheureusement une réalité. Ils sont souvent – mais pas toujours – liés à des conflits armés. De plus, des personnes qui ont été soumises à la torture ailleurs continuent à arriver sur le continent européen.

Les milliers d’êtres humains qui ont traversé la terrible épreuve de la torture en subissent aussi les conséquences dévastatrices à long terme. En particulier, nombreuses sont les personnes ayant survécu à la torture qui souffrent de douleurs chroniques, de maux de tête, d’insomnie, de cauchemars, de dépression, de flash-back, d’anxiété et de crises de panique, et qui risquent d’être submergées par des sentiments de peur ou d’impuissance, voire de culpabilité, à cause de ce qui leur est arrivé. La honte et le sentiment d’avoir perdu leur dignité qu’éprouvent les victimes de torture sont souvent exacerbés par une stigmatisation au sein de leur communauté et un isolement social. Les victimes elles-mêmes mais aussi leurs familles peuvent également souffrir d’un état de stress post-traumatique. Si elles ne sont pas traitées, les conséquences de la torture peuvent perdurer tout au long de la vie d’une personne, voire s’étendre sur plusieurs générations et avoir un effet destructeur sur des sociétés tout entières.

Parmi les principaux instruments internationaux portant sur le droit des victimes à ce que soit remédié aux violations graves des droits de l'homme, dont la torture, figure la résolution des Nations Unies de 2005 sur les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire[1]. L’objectif primordial est le rétablissement de la victime dans sa dignité. L’obligation incombant aux Etats à l’égard d’une victime de torture a deux composantes : une composante substantielle, sous la forme d’une réparation (restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et garanties de non-répétition)[2], et une composante procédurale, sous la forme d’un recours effectif[3]. Ce dernier requiert l’existence d’un cadre législatif adapté et de mécanismes institutionnels permettant une enquête rapide et effective, qui aboutisse à des poursuites et à la sanction des responsables des violations. La notion de recours effectif englobe aussi le droit, pour la victime, de participer à la procédure pour défendre ses intérêts légitimes.

Les victimes de violations graves des droits de l'homme comme la torture peuvent avoir des difficultés à se faire indemniser. Par exemple, en Serbie, un projet de loi aurait pour effet de priver du droit à une indemnisation quelque 15 000 victimes civiles de violences sexuelles et d’actes de torture commis en temps de guerre ; en outre, les magistrats ont fixé un niveau de preuve élevé dans les procédures correspondantes. En Fédération de Russie, le montant de l’indemnité accordée dans les affaires de torture peut varier considérablement d’une région à l’autre. Souvent, la somme que touchent les victimes ne tient pas compte de la gravité du préjudice subi. Les normes établies par la Cour européenne des droits de l'homme incitent toutefois les juridictions nationales à faire en sorte que l’indemnisation atteigne un niveau suffisant.

Dans le cas d’une victime de torture, l’indemnisation financière ne peut cependant être considérée comme permettant à elle seule de redresser le grief. Pour se remettre d’une expérience aussi traumatisante que la torture ou des mauvais traitements, la victime a besoin d’un programme de réadaptation global et à long terme, qui lui permette de retrouver sa dignité, ses capacités physiques et mentales et son indépendance sociale, et de se réinsérer pleinement dans la société. Ce programme doit comprendre, outre des soins médicaux et psychologiques, des mesures sociales, juridiques, éducatives et autres, ainsi qu’un soutien apporté à la famille de la victime[4]. Pour être efficace, la procédure de réadaptation doit être centrée sur la victime et engagée le plus tôt possible après les actes de torture, sur la base des recommandations formulées par un professionnel de santé qualifié. Il importe aussi que la réadaptation tienne compte des besoins spécifiques de chaque victime.

Lors d’hostilités armées, on observe souvent une dégradation rapide de la situation des droits de l'homme. Le conflit armé dans l’est de l’Ukraine a ainsi donné lieu à des milliers de cas de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Au cours de ma visite en Ukraine de mars 2016, j’ai reçu des informations selon lesquelles l’Etat proposait aux militaires libérés de captivité de suivre un programme de réadaptation psychologique suite à un échange de prisonniers et une fois retournés chez eux. Les victimes civiles de torture, quant à elles, ne recevaient pas systématiquement une aide de l’Etat. Des ONG et des bénévoles s’employaient activement à favoriser la réadaptation, mais manquaient apparemment de crédits et de soutien de la part des pouvoirs publics. Cette question doit être traitée en priorité, notamment parce que la réadaptation des victimes de violations flagrantes des droits de l'homme peut jouer un rôle essentiel dans le processus de réconciliation.

Les demandeurs d'asile et les réfugiés devraient bénéficier de services de réadaptation supplémentaires, qui pourraient consister, par exemple, à aider ces personnes à apporter des preuves des actes de torture qu’elles ont subis - pour que ces documents soient pris en compte lors de la décision sur la demande d’asile - et à les aider à localiser des membres de leur famille et à prendre contact avec eux. Dans des pays comme l’Allemagne, où les autorités déploient des efforts considérables pour protéger les réfugiés, aucune pratique cohérente n’a cependant encore été établie en faveur de la réadaptation des victimes de torture. Celles-ci ont souvent des difficultés à avoir accès à un traitement, à cause d’une forte demande, d’une pénurie de personnel et d’un manque d’infrastructures : l’Allemagne compte seulement 25 centres de réadaptation, dont la plupart sont gérés par des ONG. Le nombre insuffisant d’interprètes, en particulier dans le secteur des soins de santé mentale, risque aussi d’entraver l’assistance aux victimes.

Pour les victimes de violences sexuelles, il faut prévoir des programmes de réadaptation spécifiques, qui répondent à leurs besoins. En juin 2015 a été adoptée en Croatie une loi sur les droits des victimes de violences sexuelles commises en temps de guerre, qui prévoit une indemnisation et d’autres formes de réparation, y compris une réadaptation médicale et des services psychosociaux. Bien que cette initiative représente certainement un progrès, des lacunes de la loi et de sa mise en œuvre m’ont été signalées lors de ma récente visite en Croatie.

Il incombe aux Etats de veiller à ce que des programmes de réadaptation à long terme soient accessibles à toutes les victimes de torture ou de mauvais traitements, sans discrimination et dans le plein respect du droit des victimes à la confidentialité. Les Etats peuvent s’acquitter de cette obligation en fournissant eux-mêmes ces services ou en soutenant, financièrement ou par d’autres moyens, des programmes privés ou non gouvernementaux. Quelle que soit la solution retenue, il est essentiel que les personnes ayant subi des actes de torture puissent faire confiance aux services de réadaptation proposés. Il importe aussi de protéger les prestataires de services contre les représailles ou les intimidations dont ils risquent de faire l’objet à cause de leur travail. ONG et pouvoirs publics doivent donc impérativement coopérer pour que les victimes puissent bénéficier de services de réadaptation efficaces et complets.

Nombre de structures qui proposent des services de réadaptation aux victimes de torture font partie d’un vaste réseau mondial, le Conseil international pour la réadaptation des victimes de torture (International Rehabilitation Council for Torture Victims, IRCT). Ces centres de réadaptation, qui prévoient des services de réadaptation globale, ont accumulé de vastes connaissances sur l’expérience des victimes et la situation concernant la torture et les mauvais traitements dans des contextes précis. En Turquie, par exemple, des ONG font un travail remarquable auprès des personnes ayant survécu à la torture, qu’elles aident à se rétablir physiquement et psychologiquement. Ainsi, la Fondation des droits de l'homme de Turquie, qui est membre de l’IRCT, gère cinq centres dans de grandes villes du pays, où les victimes et leurs familles bénéficient gratuitement de services d’assistance.

Pourtant, malgré le travail accompli par des organisations engagées depuis des décennies dans la lutte contre la torture, la plupart des Etats manquent de réaliser le droit à la réadaptation conformément aux normes et obligations internationales en vigueur, faute de prendre les dispositions nécessaires en ce qui concerne les lois nationales, les politiques publiques et le budget de l’Etat. D’ailleurs, même si un programme de réadaptation public a été établi, les victimes hésitent souvent à se tourner vers les services compétents si elles doutent de leur indépendance. Il arrive aussi que les procédures et mécanismes mis en place ne permettent pas d’identifier dûment les victimes de torture et de mauvais traitements, qui sont ainsi privées de services de réadaptation.

L’accès à la justice, composante essentielle du droit à un recours, suppose l’ouverture d’une enquête à la suite d’allégations de torture et de mauvais traitements (ou ex officio en l’absence de plainte), une procédure judiciaire équitable et impartiale, menée dans un délai raisonnable, et l’exécution des décisions rendues. La possibilité, pour la victime, de participer activement à la procédure est particulièrement importante et peut faire partie intégrante du processus de réadaptation. Souvent, la participation à la procédure judiciaire aide la victime à retrouver sa dignité et à avoir le sentiment que justice lui a été rendue ; témoigner devant le tribunal peut aussi être un moyen pour elle de reprendre sa vie en main, ce qui atténue les effets négatifs de la violation des droits de l'homme qu’elle a subie.

Toutefois, il faut veiller très attentivement à concevoir et appliquer les procédures et mécanismes correspondants de manière à éviter la revictimisation. Cela est particulièrement important dans le cadre d’une procédure pénale : en effet, l’application du principe de la présomption d’innocence aux prévenus, l’audition contradictoire des victimes, les règles strictes d’admissibilité des preuves et la mise en doute de la crédibilité des plaignants risquent d’exposer une nouvelle fois les victimes à un traumatisme et à des humiliations. Il faut aussi protéger les victimes contre les intimidations et les représailles dont elles pourraient faire l’objet à cause de leur participation à la procédure judiciaire.

D’autres obstacles encore risquent d’entraver l’accès à un recours effectif pour les victimes de torture ou de mauvais traitements : la prescription de certaines infractions et les immunités et amnisties dont peuvent bénéficier les responsables des exactions. Bien que les violations graves des droits de l'homme et du droit humanitaire soient imprescriptibles, des comportements équivalents à des actes de torture ou à d’autres formes de mauvais traitements peuvent ne pas toujours être qualifiés comme tels par les dispositions pénales du droit interne. Par exemple, il arrive que des actes de torture fassent l’objet de poursuites pour « abus d’autorité » ou « lésions corporelles légères », comme j’ai pu le constater dans plusieurs Etats membres du Conseil de l'Europe. De manière analogue, l’application d’amnisties et d’immunités prive les victimes d’un recours effectif et les empêche d’obtenir réparation du préjudice subi[5].

Pour que les personnes ayant survécu à la torture soient assurées d’obtenir réparation et de bénéficier d’une réadaptation, les Etats devraient ratifier tous les instruments internationaux pertinents et veiller à ce que leur droit interne soit pleinement conforme aux normes internationales. Il faut soutenir fortement des services de réadaptation globale, de manière à permettre aux personnes touchées de reconstruire leur vie et de retrouver leur place dans la société. Ces dispositions doivent s’accompagner de mesures de prévention de la torture, y compris d’un message de tolérance zéro, d’actions de sensibilisation et de formations professionnelles pour les agents publics, ainsi que de la ferme volonté de combattre l’impunité. C’est le moins qu’un Etat puisse faire, compte tenu des horreurs subies par les victimes de torture et de leurs répercussions sur la société tout entière.

Nils Muižnieks


[1] Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire (Résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 2005). Le droit à un recours est aussi reconnu explicitement dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (article 8), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 2), la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (article 14), le Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève de 1949 (article 91), le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (article 68), etc.

[2] Voir l’Observation générale n° 3 (2012) du Comité contre la torture sur l’application, par les Etats parties, de l’article 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

[3] Voir, par exemple, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (article 13), la Convention américaine relative aux droits de l'homme (article 25) et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (article 7).

[4] Voir la Recommandation Rec(2006)8 du Comité des Ministres aux Etats membres sur l’assistance aux victimes d’infractions, adoptée le 14 juin 2006.

[5] Voir, par exemple, CourEDH, Marguš c. Croatie [GC], requête n° 4455/10, arrêt du 27 mai 2014, paragraphe 135.

Strasbourg 07/06/2016
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