Après la course initiale destinée à contenir la propagation du virus SARS-CoV-2 en Europe et alors que la situation s’améliore lentement dans les pays les plus durement frappés par la pandémie, les États membres du Conseil de l'Europe doivent se confronter à une triste réalité : un grand nombre des personnes décédées des suites de la COVID-19, jusqu’à la moitié selon le directeur régional de l’OMS pour l’Europe, résidaient dans des établissements de soins de longue durée, notamment dans des établissements pour personnes âgées. Cette hécatombe s’est produite bien que les résidents de ces institutions aient fait l’objet de mesures d’isolement drastiques plus tôt que la population générale ; malheureusement, cet isolement a aussi nui à leur santé mentale et à leur bien-être.
L’ampleur de la catastrophe n’est devenue visible que lentement : dans plusieurs pays (dont la France et, plus récemment, le Royaume-Uni), les autorités ont en effet mis plusieurs semaines avant de commencer à intégrer dans les chiffres officiels les décès survenus dans les établissements de soins de longue durée, tandis que les statistiques restent incomplètes ou partielles presque partout. Apparemment, dans tous les pays frappés par le virus, de nombreux résidents sont tombés malades et sont décédés dans une totale solitude, parfois sans même que leur famille ait été informée de leur état.
Outre la fragilité des résidents, plusieurs facteurs semblent avoir contribué à faire augmenter le taux de mortalité dans ces institutions : elles étaient insuffisamment préparées et beaucoup d’entre elles connaissent un sous-effectif chronique, y compris pour certaines parce que leurs propriétaires privés privilégient depuis longtemps le profit au détriment de la qualité des soins ; le personnel de ces établissements manquait d’équipements de protection individuelle, alors même qu’il était souvent autant en première ligne que le personnel hospitalier ; la surveillance épidémiologique laissait à désirer ; les mesures de lutte anti-infectieuse n’étaient pas adaptées ; enfin, la coordination entre ces institutions et les hôpitaux était insuffisante.
Dans nombre de pays et d’établissements, la gestion de la crise semble avoir été chaotique et les soignants étaient donc souvent livrés à eux-mêmes. Certains ont fait des efforts héroïques pour protéger les résidents, parfois en se confinant dans l’établissement et en évitant les contacts avec leur propre famille ; quelques pays, dont la Roumanie, ont même imposé aux membres du personnel de s’isoler dans les établissements de soins de longue durée ou dans des lieux prévus à cet effet. Mais il est aussi arrivé que des résidents infectés aient été simplement abandonnés ; ce serait le cas en Espagne, par exemple.
Cette situation fait légitimement douter que les personnes décédées dans des établissements de soins de longue durée aient toutes bénéficié des soins nécessaires, qui englobent à la fois les traitements curatifs et les soins palliatifs destinés à atténuer les souffrances. Je suis particulièrement choquée par des informations provenant de différents États membres selon lesquelles un certain nombre de résidents n’ont pas été hospitalisés parce que les hôpitaux et les services d’urgence arrivaient à saturation. Des hôpitaux auraient même refusé de prendre en charge des personnes âgées alors qu’ils disposaient encore de lits ; des enquêtes ont ainsi été ouvertes en Suède à la suite d’allégations de ce type concernant des hôpitaux de Stockholm.
Il est compréhensible que des personnes ayant perdu un être cher dans des circonstances très opaques ressentent de l’indignation et de la frustration. Beaucoup ont porté plainte contre des maisons de retraite, comme en France. En Espagne, des procureurs ont engagé des poursuites contre plusieurs structures d’accueil de personnes âgées ; des procédures similaires sont en cours en Italie. Conformément aux obligations leur incombant au titre de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui consacre le droit à la vie, les États membres doivent élucider les circonstances de tous les décès survenus dans ces institutions, sans exception.
Alors que la pandémie se poursuit, il est extrêmement urgent que tous les États membres tirent les enseignements de l’expérience faite en Europe jusqu’à présent et les traduisent sous forme de politiques et de mesures d’application, de manière à éviter la répétition des mêmes erreurs. Il est certes encourageant que des États membres aient annoncé vouloir donner la priorité au personnel et aux résidents des établissement de soins de longue durée en matière de tests et d’équipements de protection individuelle, mais ces dispositions doivent être systématiques et suivies d’actions concrètes. En plus d’être dotés d’équipements de protection individuelle, les membres du personnel doivent bénéficier d’une formation et d’un soutien adaptés, et toucher une rémunération qui tienne compte de leur rôle vital dans la réponse à la pandémie.
Il importe de rappeler que l’OMS recommande que les patients atteints de COVID-19 qui vivent dans un établissement de soins de longue durée soient pris en charge dans un établissement de santé, en particulier s’ils présentent des facteurs de risque pour une forme grave de la maladie, à cause de leur âge ou de comorbidités sous-jacentes. Les États membres doivent aussi garder à l’esprit que toutes les personnes, sans exception, ont le droit de jouir du meilleur état de santé possible. Je demande instamment aux gouvernements de prendre particulièrement en compte l’article 3 de la Convention du Conseil de l'Europe sur les Droits de l'Homme et la biomédecine, qui énonce le principe de l’accès équitable aux soins de santé, et la déclaration du Comité de bioéthique sur les considérations en matière de droits de l’Homme relatives à la pandémie de COVID-19. Ainsi que je l’ai déjà souligné, lorsque le caractère limité des ressources rend indispensable d’établir des priorités, cette hiérarchisation doit être fondée uniquement sur des données et des critères médicaux solides, sur un pronostic individuel et sur le degré d’urgence du traitement requis. Toute procédure de hiérarchisation qui ne respecterait pas le principe fondamental selon lequel la vie de toute personne a la même valeur, et qui serait fondée, par exemple, sur des suppositions relatives à la « valeur sociale » ou à la « qualité de vie », ou sur des critères comme l’âge, le handicap ou le fait que la personne vit dans un établissement de soins de longue durée, serait contraire aux principes éthiques et aux principes des droits de l'homme, comme le soulignent de nombreux comités d’éthique nationaux et internationaux.
Même lorsque les ressources sont allouées en fonction de critères strictement médicaux, non discriminatoires, et que, selon ces critères, une personne ne peut être soumise à un traitement curatif, elle doit néanmoins recevoir des soins de soutien et des soins palliatifs. Il incombe aussi aux États membres de veiller à ce que les personnes qui vivent dans un établissement de soins de longue durée continuent à avoir des relations avec leurs proches, notamment si elles sont malades, grâce à tous les moyens de communication disponibles qui ne présentent pas de risques sanitaires. À cet égard, je constate que la justice britannique a affirmé récemment que la possibilité, pour une personne en fin de vie, d’être entourée de sa famille est une composante essentielle du droit au respect de la vie privée et familiale.
Dans l’une de mes déclarations précédentes concernant la pandémie, j’ai rappelé que mon bureau, s’appuyant notamment sur les constatations concordantes faites par les structures nationales des droits de l'homme en Europe, exprime depuis longtemps des préoccupations face à la forte tendance à placer les personnes âgées en institution au lieu de développer les services de proximité et face à la situation qui prévaut dans ces établissements. Il y avait d’ailleurs déjà eu plusieurs autres mises en garde : par exemple, l’OMS avait souligné dès 2016, dans des lignes directrices pour la gestion des questions éthiques lors des flambées de maladies infectieuses, qu’il faut « faire particulièrement attention aux personnes qui sont confinées dans des établissements, où elles sont fortement dépendantes des autres et potentiellement exposées à des risques d’infection plus importants que les personnes vivant dans la communauté ». Quant à la pratique, persistante dans nombre d’États membres, qui consiste à placer les personnes handicapées dans des établissements de soins de longue durée, elle constitue une violation des droits de l'homme consacrés par le droit international, et notamment par la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées.
La tragédie que l’Europe a connue ces dernières semaines dans ses établissements de soins de longue durée rappelle cruellement que les États membres ont choisi de ne prendre en compte ni les normes internationales relatives aux droits de l'homme, ni les avertissements des instances internationales compétentes, ni les recommandations de leurs propres structures nationales des droits de l'homme, au péril de la vie de leurs citoyens. Aujourd’hui, la priorité absolue doit être d’éviter que de tels drames se reproduisent au cours de la pandémie. Cela n’enlève cependant rien à la nécessité impérieuse de réformer le système de soins et de protection sociale dans tous les pays européens. Il s’agit d’éliminer les causes profondes de cette tragédie et de permettre la transition vers des modes de prise en charge de longue durée qui soient centrés sur la satisfaction des besoins des personnes et sur le respect de leur dignité.