Souvent, les femmes handicapées sont invisibles et marginalisées dans la société, même parmi ceux qui défendent les droits des personnes handicapées, l’égalité entre les femmes et les hommes et l’émancipation des femmes. L’exclusion des femmes handicapées des espaces de décision appauvrit depuis longtemps nos sociétés. Elle masque les causes profondes de la discrimination à leur encontre, perpétue des stéréotypes préjudiciables, à la fois fondés sur le genre et sur le handicap, et entraîne d’innombrables violations des droits humains.
La violence à l’égard des femmes et des filles handicapées
Dans sa contribution à une enquête récente du Parlement britannique sur la violence à l’égard des femmes et des filles, Disabled Survivors Unite, une ONG britannique qui défend les droits des personnes handicapées, souligne que les femmes handicapées ont deux fois plus de risques de subir des violences et des abus que les femmes non handicapées au Royaume-Uni. La couverture médiatique qui a fait suite à ce témoignage a mis en avant non seulement le risque accru de violences et d’abus sexuels auquel les femmes handicapées sont exposées, mais aussi le fait qu’elles ne sont pas prises au sérieux par la police et les autres services de soutien lorsqu’elles signalent ces violences, principalement à cause de leur handicap. À titre d’exemple, une femme s’est entendu dire qu’en raison de ses handicaps (l’autisme et le TSPT) elle « n’était pas un témoin fiable », ou les signalements d’agressions sexuelles à répétition déposés par une femme aveugle n’ont pas été traités au motif qu’elle ne pouvait pas « identifier ses agresseurs ».
Ce type d’exemples est malheureusement fréquent partout en Europe. Le risque accru de violences et d’abus sexuels n’est qu’un aspect parmi de nombreux autres qui empêchent les femmes et les filles handicapées d’exercer un vaste éventail de droits humains sur un pied d’égalité avec les autres. Depuis longtemps, les femmes handicapées, qui représentent environ un cinquième des femmes dans le monde, sont invisibles à la fois en raison de leur genre et de leurs handicaps. Cette invisibilité explique les statistiques qui montrent qu’elles sont défavorisées par rapport aux femmes non handicapées et aux hommes handicapés. Il est regrettable, toutefois, que tous les décideurs et toutes les institutions n’accordent pas l’attention nécessaire à la protection de leurs droits humains. Les considérations relatives aux droits des femmes sont souvent exclues des lois relatives au handicap, tandis que la législation sur l’égalité entre les femmes et les hommes prend rarement en considération le handicap.
Cette situation est reconnue dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), ratifiée par tous les États membres du Conseil de l’Europe à l’exception du Liechtenstein. Cette Convention consacre spécifiquement un article aux femmes handicapées (article 6), énonçant l’obligation pour les États de reconnaître que les femmes et les filles handicapées sont exposées à de multiples discriminations, et de prendre des mesures pour compenser cette discrimination et garantir le plein épanouissement, l’émancipation et l’autonomisation des femmes.
Dans son observation générale sur l’article 6, l’organe conventionnel de la CDPH expose les nombreux obstacles auxquels les femmes handicapées se heurtent tout particulièrement dans l’exercice de leurs droits humains protégés en vertu de différents articles de la Convention des Nations Unies. Nombre de ces considérations s’appliquent également aux droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme.
Comme le montrent les exemples ci-dessus, les violations du droit à la protection contre l’exploitation, la violence et les abus sont d’autant plus frappantes, compte tenu du risque beaucoup plus élevé pour les femmes handicapées à cet égard : on estime que les femmes handicapées sont deux à cinq fois plus exposées au risque de violences que les autres femmes. Les femmes et les filles handicapées courent également plus de risques de subir des violences et des abus en ligne.
Outre les types de violence fondée sur le genre qui touchent toutes les femmes et les filles, des formes de violence spécifiques au handicap ciblent les femmes et les filles handicapées, telles que le retrait des aides nécessaires pour vivre de manière autonome, pour communiquer ou pour se déplacer, par exemple la suppression ou le contrôle de l’accès aux aides indispensables à la communication (comme les aides auditives) ou le refus de faciliter la communication, la suppression des dispositifs d’accessibilité (chaises roulantes ou rampes) et le refus des prestataires de soins d’apporter leur aide dans le cadre des activités quotidiennes comme la toilette, l’habillage, les repas et la gestion de l’hygiène menstruelle. Parmi les autres formes de violence spécifiques au handicap, on peut également citer la maltraitance des animaux aidants ainsi que le harcèlement, les insultes et les moqueries fondés sur le handicap.
À cet égard, le niveau et les méthodes de calcul des allocations d’invalidité peuvent être directement pertinents pour les victimes de violence, étant donné que la dépendance financière peut être un facteur qui limite l’autonomie et perpétue la violence. J’ai suivi avec un grand intérêt le débat qui a eu lieu en France sur la nécessité de dissocier le calcul des allocations d’invalidité des femmes des revenus de leur conjoint. En effet, les ONG spécialisées indiquent que la situation actuelle enferme de nombreuses femmes handicapées dans des relations violentes.
De plus, les femmes handicapées sont trop souvent l’objet de violences sexuelles, y compris très souvent dans les institutions. Comme je l’ai souligné à de nombreuses reprises, les structures institutionnelles sont un terreau fertile pour la violence et les abus, notamment les violences sexuelles, en raison de divers facteurs tels que l’isolement géographique, les asymétries de pouvoir et l’impossibilité pour les victimes de chercher et d’obtenir une aide extérieure, qui contribuent à l’impunité des auteurs. Cela engendre des violences interpersonnelles, mais aussi souvent des formes de violence structurelle et institutionnelle. Les récits personnels des femmes, en situation de handicap intellectuel par exemple, qui vivent ou ont survécu à la vie dans des institutions, exposent les différentes façons dont la violence et les abus à leur égard peuvent être normalisés et devenir structurels.
La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) est universellement reconnue par les ONG de défense des droits des personnes handicapées et le Comité des droits des personnes handicapées (par exemple, dans ses observations finales à l’Union européenne dans lesquelles il recommande l’adhésion à la Convention d’Istanbul) comme un instrument essentiel pour la protection des femmes et des filles handicapées. L’analyse horizontale à mi-parcours de l’organe de suivi de la Convention d’Istanbul (GREVIO) montre comment, dans de nombreux États parties à la Convention, les femmes handicapées rencontrent des difficultés au moment de signaler des actes de violence, de demander de l’aide et d’accéder à la justice, qu’il s’agisse de problèmes d’accessibilité, du manque de formation ou des préjugés et stéréotypes préjudiciables de la part des agents des services répressifs et du manque d’information sur les services de soutien dans des formats accessibles. Je réitère mon appel à tous les États membres du Conseil de l’Europe pour qu’ils ratifient et mettent en œuvre cette Convention.
La santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes et des filles handicapées
Une forme de violence visant spécifiquement les femmes et les filles handicapées concerne la stérilisation, la contraception et l’avortement forcés, et d’autres procédures médicales exécutées sans le consentement libre et éclairé de ces femmes, bien que ces actes soient précisément interdits en vertu de la Convention d’Istanbul et de la CDPH. Ce problème est étroitement lié à la question de la capacité juridique, un droit visé à l’article 12 de la CDPH et plus fréquemment refusé aux femmes handicapées qu’aux hommes handicapés. Souvent, le droit à l’intégrité physique des femmes handicapées, notamment les femmes en situation de handicap intellectuel ou psychosocial, est violé à la suite de prises de décisions sous tutelle, en vertu desquelles des tuteurs ou des juges ont le droit de prendre des décisions susceptibles de changer le cours d’une vie, supposément dans « l’intérêt supérieur » des femmes et contre leur volonté et leurs préférences.
Ces pratiques sont monnaie courante dans toute l’Europe, comme le montrent de nombreuses observations finales du Comité des droits des personnes handicapées et les rapports du GREVIO, par exemple sur la Belgique, la France, la Serbie et l’Espagne. Il est choquant de constater que la législation d’un grand nombre de pays européens autorise la stérilisation, la contraception et l’avortement forcés, étant donné que ces pratiques reposent clairement sur les hypothèses eugénistes relatives à la valeur de la vie des personnes handicapées ou sur des stéréotypes concernant la capacité de ces personnes à être mères. Il est regrettable que des États adoptent encore de telles législations, comme les Pays-Bas où une loi de 2020 autorise la contraception forcée, ce qui perpétue cette discrimination et ces stéréotypes.
J’appelle les États membres à suivre l’exemple de l’Espagne, qui à la suite des recommandations du GREVIO et du Comité des personnes handicapées, et après d’intenses consultations, a interdit la stérilisation forcée, même avec l’autorisation préalable d’un juge, en 2020.
J’attache une grande importance à l’obligation des États membres de garantir le plein exercice des droits des femmes et des filles en matière de droits sexuels et reproductifs des femmes . À cet égard, l’accès à un avortement sécurisé et légal et à une contraception moderne est essentiel. Cependant, le Comité des droits des personnes handicapées et le Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes soulignent dans une déclaration commune que les femmes handicapées peuvent se heurter à des obstacles supplémentaires dans ces domaines. Comme toutes les femmes, les femmes handicapées doivent être libres de choisir le nombre de leurs enfants et l’espacement des naissances et de prendre des décisions concernant leur maternité sur un pied d’égalité avec les autres.
En outre, comme je l’ai indiqué dans mes observations écrites à la Cour européenne des droits de l’homme en qualité de tierce partie dans plusieurs affaires relatives au droit à l’avortement en Pologne, je reste très vigilante quant aux tentatives d’instrumentaliser et de bafouer les droits d’autres personnes, telles que les personnes handicapées, afin d’essayer de justifier des restrictions générales à l’accès à l’avortement. Conformément aux conclusions de Women Enabled International, il est important de combattre les causes principales des préjugés liés au handicap et à l’avortement et de garantir l’accès volontaire des femmes à des informations objectives fondées sur des faits et des informations non directives fournies par des prestataires formés, afin qu’elles puissent faire des choix libres et éclairés.
Les femmes handicapées sont aussi régulièrement exclues de l’éducation sexuelle complète, ce qui reflète souvent les stéréotypes préjudiciables ignorant et niant la sexualité des femmes et des filles handicapées. Lorsque des cours d’éducation sexuelle sont assurés, ils ne sont pas toujours adaptés aux personnes handicapées ou dispensés dans des formats accessibles. Comme le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU l’a souligné, le manque d’accès à des informations sur la sexualité pour les femmes handicapées, notamment les femmes en situation de handicap intellectuel, sourdes ou sourdes et aveugles, peut augmenter leur risque de subir des violences sexuelles.
Les femmes handicapées dans les situations d’urgence et de conflit
Un autre sujet de préoccupation, malheureusement devenu encore plus pressant en Europe, est l’inclusion des femmes handicapées dans les réponses aux situations d’urgence et de conflit. Comme le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU l’a souligné, en cas de conflit armé, d’occupation de territoires, de catastrophe naturelle ou de crise humanitaire, les femmes handicapées courent un risque plus élevé de subir des violences sexuelles et sont moins susceptibles d’avoir accès aux services de relèvement et de reconstruction, et d’avoir accès à la justice.
Alors que la guerre en Ukraine fait rage et que l’Europe assiste à une catastrophe humanitaire, les États membres doivent s’employer de leur mieux à garantir que l’aide humanitaire parvienne également aux femmes et aux filles handicapées, qui font face à des obstacles supplémentaires, notamment en matière de communication et de mobilité, dans une situation où leurs réseaux d’aide sont perturbés et où les infrastructures d’accessibilité dont elles dépendent sont détruites. En outre, j’appelle les États membres qui accueillent des femmes et des filles handicapées ayant fui l’Ukraine à être particulièrement attentifs à leurs besoins et à éviter la victimisation secondaire, liée par exemple à l’inaccessibilité des structures d’accueil, susceptible d’accroître encore davantage le risque de violences et d’abus.
La situation des femmes handicapées s’est aussi considérablement dégradée pendant la pandémie de covid-19, parallèlement à celle d’autres femmes, soulignant l’importance de politiques et de mesures qui tiennent compte de leurs besoins spécifiques dans les réponses aux crises de santé publique.
La participation et l’inclusion des femmes et des filles handicapées
La discrimination à l’égard des femmes handicapées est un problème omniprésent, qui ne se limite pas aux questions susmentionnées. Par exemple, selon les données 2021 publiées par l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes, seules 20 % des femmes handicapées occupaient un emploi à plein temps au sein de l’UE, contre 29 % des hommes handicapés et 48 % des femmes non handicapées. De la même manière, les femmes handicapées avaient des revenus inférieurs, étaient moins instruites et avaient davantage de besoins de santé non satisfaits par rapport aux hommes handicapés et aux femmes non handicapées.
Comme dans tous les domaines concernant le handicap, la voie à suivre passe par la pleine participation des femmes et des filles handicapées ainsi que leur association aux mécanismes politiques et décisionnels et à la législation relative aux femmes et aux personnes handicapées, conformément au principe « Rien ne se fera pour nous sans nous ». Les États membres doivent encore faire beaucoup de progrès à cet égard et aller au-delà des gestes symboliques qui ne s’accompagnent pas d’une budgétisation ni d’une planification à long terme.
Je considère également que la désinstitutionalisation et les réformes de la capacité juridique visant à éliminer toutes les formes de prise de décision sous tutelle sont indispensables pour améliorer la situation des femmes handicapées et a fortiori pour traiter ces sujets comme une priorité absolue.
Il est grand temps de mettre fin à cet état de choses et de s’engager fermement à inverser l’exclusion des femmes et des filles handicapées. La première étape dans cette direction doit être la reconnaissance de la force et de la résilience inexploitées des femmes et des filles handicapées, afin qu’elles puissent ouvrir la voie elles-mêmes.
Dunja Mijatović