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Déclaration
Mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie

C’est avec une vive préoccupation que j’ai pris connaissance du premier décret ayant force de loi (« Kanun Hükmünde Kararname », KHK/667) qui a été adopté dans le cadre de l’état d’urgence proclamé en Turquie la semaine dernière.

Je note que la Turquie a soumis un avis de dérogation à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en application de l’article 15 de la Convention. Comme je l’ai indiqué dans une déclaration la semaine dernière, il n’est pas question de minimiser les actes commis par les putschistes. J’estime que ceux qui ont comploté activement pour renverser la démocratie doivent être sanctionnés. Je ne remets pas non plus en cause le droit de la Turquie de proclamer l’état d’urgence, ni de déroger à la CEDH. Cependant, je me dois de souligner que, comme l’a rappelé le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, ces dérogations ne sont pas illimitées : la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) reste l’autorité suprême pour déterminer si les mesures prises pendant l’état d’urgence sont conformes à la CEDH. A cet effet, la Cour examine, entre autres, si les mesures dérogeant à la Convention sont prises seulement dans la stricte mesure où la situation l’exige.

En pareille situation, les critères de nécessité et de proportionnalité utilisés par la Cour sont bien entendu ajustés ; pour autant, ils demeurent valides et applicables aux mesures prévues dans le décret susmentionné. S’il appartiendra bien sûr en dernier ressort à la Cour de juger si ces mesures sont compatibles avec la Convention, j’ai pour ma part de sérieux doutes quant au fait qu’elles remplissent ces deux critères.

La Cour a déjà eu par le passé l’occasion d’examiner des mesures prises par la Turquie dans des périodes d’état d’urgence. Elle a ainsi estimé qu’en dépit d’une dérogation il n’était pas nécessaire, au vu de la situation, de maintenir un suspect en détention pendant quatorze jours ou plus sans intervention judiciaire. Elle a notamment considéré qu’au cours d’une telle détention sans accès à un juge les personnes étaient vulnérables non seulement à une atteinte arbitraire à leur droit à la liberté, mais aussi à la torture (Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996).

C’est pourquoi il est particulièrement troublant, au regard de cette jurisprudence, que le présent décret autorise les détentions sans accès à un juge pour des périodes pouvant aller jusqu’à trente jours. Il s’agit d’une durée exceptionnellement longue, applicable non seulement aux personnes soupçonnées d’avoir participé à la tentative de coup d’Etat, mais aussi à toutes les personnes soupçonnées d’être impliquées dans des infractions terroristes ou relevant de la criminalité organisée, tant que l’état d’urgence sera en vigueur. Par ailleurs, même s’il convient de reconnaître que les garanties procédurales applicables à la garde à vue se sont améliorées depuis l’arrêt susmentionné, je m’inquiète de la mise en œuvre pratique de cette mesure, compte tenu en particulier des constatations effectuées en 2013 par le Comité européen pour la prévention de la torture selon lesquelles les suspects, en Turquie, n’ont pas toujours accès à un avocat dès le début de la privation de liberté – mesure propre à prévenir la torture et les mauvais traitements. Ceci est d’autant plus inquiétant compte tenu des allégations de torture que j’évoquais dans ma précédente déclaration.

J’estime que le décret susmentionné présente plusieurs autres aspects qui soulèvent de très sérieux doutes quant à sa compatibilité avec la CEDH et les principes de l’état de droit, même si l’on tient compte de la dérogation en vigueur :

  • les restrictions au droit d’accès à un avocat, y compris au droit à la confidentialité des relations entre l’avocat et son client, pour les personnes en détention, qui pourraient porter atteinte à l’essence même du droit à un procès équitable, et les restrictions aux droits de visite (article 6) ;
  • le champ d’application du décret, qui vise non seulement la tentative de coup d’Etat, mais aussi la lutte contre le terrorisme en général ; les peines prévues dans le décret pour les personnes physiques comme pour les personnes morales sanctionnent non seulement le fait d’appartenir à une organisation terroriste ou d’en être membre mais aussi celui d’avoir des contacts avec une telle organisation (articles 1, 2, 3 et 4) ;
  • les procédures simplifiées de révocation des juges, y compris les juges de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême, sans exigences définies en matière de preuve (article 3) ;
  • la fermeture immédiate de 1 125 associations, 104 fondations, 19 syndicats, 15 universités, 934 écoles privées et 35 établissements médicaux privés. Je note qu’il ne s’agit pas de suspendre les activités de ces organismes ou de les placer sous le contrôle d’un administrateur : ceux-ci sont tout bonnement dissous et leurs biens reviennent automatiquement aux pouvoirs publics. Le décret prévoit en outre une procédure administrative simplifiée pour la dissolution d’autres organisations (article 2) ;
  • la procédure administrative simplifiée de licenciement de tout agent public (y compris les ouvriers) sans possibilité de recours administratif et sans exigences en matière de preuve (article 4) ;
  • l’annulation automatique du passeport des personnes faisant l’objet d’une enquête ou de poursuites, sans ordonnance de justice (article 5) ;
  • la résiliation des baux locatifs conclus entre les organismes publics et les personnes considérées comme étant membres d’une organisation terroriste ou en contact avec une telle organisation, mesure dont risquent de pâtir non seulement les suspects mais aussi leur famille (article 8).

Un autre élément préoccupant  du décret est qu’il instaure une totale impunité juridique, administrative, pénale et financière pour les autorités administratives agissant dans son cadre (article 9) et que les tribunaux administratifs n’auront pas le pouvoir de surseoir à l’exécution des mesures prévues (article 10), même s’ils les jugent contraires à la loi. Ces deux dispositions suppriment en pratique les deux principales garanties contre l’application arbitraire du texte. A mon sens, vu la très large portée et le caractère extrêmement sommaire des procédures qu’il met en place, il y a bien peu de chances d’éviter l’arbitraire ; les préjudices causés aux personnes physiques ou morales concernées risquent par conséquent d’être irréparables. Il est peut-être nécessaire d’agir de façon urgente et de déroger aux garanties ordinaires d’une procédure régulière dans le cas de certains groupes, par exemple le personnel militaire compte tenu des événements choquants du 15 juillet, mais cela ne vaut pas forcément pour tous.

Je crains donc que tous ces éléments pris ensemble – large champ d’application, pouvoirs administratifs extrêmement étendus et indifférenciés touchant à des droits de l’homme fondamentaux, affaiblissement du contrôle juridictionnel interne – n’aboutissent à une situation dans laquelle les fondements même de l’état de droit soient mis en péril, provoquant un afflux de nouvelles affaires portées devant la Cour en provenance de Turquie. Il faut également s’attendre à des violations d’autres normes fondamentales du Conseil de l’Europe, et en particulier de la Charte sociale européenne.

Ce n’est pas la première fois, depuis que j’ai pris mes fonctions, que j’ai à me pencher sur une dérogation à la Convention. Il est donc de mon devoir, dans l’esprit d’impartialité inhérent à mon mandat, de faire preuve de cohérence dans mes critiques. Ainsi, j’ai sévèrement critiqué, dès le début, l’application faite par la France de l’état d’urgence, sous l’angle de la nécessité, de la proportionnalité et de l’opportunité (https://www.coe.int/en/web/commissioner/-/luttons-contre-le-terrorisme-dans-le-respect-du-droit). Si beaucoup de mes préoccupations concernant la France restent valides, je note néanmoins que, dans ce pays, des garde-fous ont été rapidement mis en place par la justice, par les deux chambres du parlement, ainsi que par la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Défenseur des droits, qui assurent un suivi étroit et effectif de l’exercice des pouvoirs administratifs, se livrent à des critiques vigoureuses et formulent des recommandations d’améliorations. Je note également que les mesures décidées par le gouvernement français ont une ampleur bien moindre que celles prévues dans le décret susmentionné. Je crois que la Turquie devra elle aussi mettre en place des mécanismes pour apporter des garanties contre les abus et préserver la séparation des pouvoirs et l’état de droit.

J’invite instamment les autorités turques à prendre en considération ces graves préoccupations, que j’ai exposées dans un esprit de dialogue constructif en vue d’éviter des violations des droits de l’homme au cours de la période très difficile que connaît actuellement la Turquie.

Strasbourg 26/07/2016
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