Face à la montée du terrorisme, les États sont souvent tentés de restreindre les libertés fondamentales pour le combattre et éviter de nouveaux attentats. Étant donné que le terrorisme constitue une grave menace pour les droits de l’homme et la démocratie, les États ont besoin de prendre des mesures pour empêcher et sanctionner efficacement les actes terroristes. Cependant, l’utilisation de la législation antiterroriste à mauvais escient est devenue en Europe l’une des menaces les plus répandues pour la liberté d’expression, y compris la liberté des médias.
Une tendance inquiétante en Europe
Le phénomène n’est pas nouveau. Depuis le XIXe siècle, l’Europe est frappée par des attentats terroristes perpétrés au nom d’idéologies anarchistes, révolutionnaires, autonomistes ou réactionnaires. Malgré cette longue histoire, les gouvernements n’accordent en général guère d’attention aux expériences du passé lors de l’élaboration de leurs politiques de lutte contre le terrorisme. Lorsqu’ils prennent des décisions dans la précipitation, ils omettent souvent d’évaluer l’impact que les mesures antiterroristes appliquées dans le passé ont eu sur les droits de l'homme ; ils se privent ainsi des enseignements qu’ils pourraient tirer de l’histoire et qui montrent notamment que la limitation de la liberté d’expression n’a jamais été efficace contre le terrorisme.
Des lois qui érigent en infraction pénale l’« encouragement » du terrorisme, les « activités extrémistes » et le fait de « louer », « glorifier » ou « justifier » le terrorisme ont proliféré dans les États membres du Conseil de l'Europe. Certes, l’apologie du terrorisme est répandue, en particulier sur internet, et doit être combattue. Mais la législation antiterroriste risque de devenir un outil dangereux pour la liberté d’expression si elle sert à restreindre ou supprimer l’information ou les critiques légitimes. Elle peut aussi être problématique si les infractions ne sont pas définies de manière assez claire et précise, ce qui peut entraîner une limitation injustifiée ou disproportionnée du droit à la liberté d’expression.
Le danger d’une utilisation abusive des lois antiterroristes
Mes prédécesseurs ont, par exemple, mis en garde à maintes reprises contre les dangers, l’arbitraire et l’utilisation abusive des lois antiterroristes visant à étouffer la liberté d’expression en Turquie. Dans ce pays, plusieurs dispositions du Code pénal relatives au terrorisme et la loi sur la lutte contre le terrorisme continuent de générer certaines des violations les plus graves de la liberté d’expression. Les Commissaires précédents ont notamment observé que, souvent, l’exercice légitime de la liberté d’expression avait été qualifié de « propagande terroriste » ou considéré comme démontrant l’appartenance à une organisation terroriste, en particulier faute d’autre preuve matérielle du moindre lien avec une organisation terroriste et en l’absence de toute incitation à la violence ou apologie de la violence. Ainsi, une pétition signée par des universitaires qui appellent à mettre un terme aux violences dans le sud-est de la Turquie continue à donner lieu à de nombreuses condamnations pour terrorisme prononcées par des juridictions turques. Dans un Mémorandum sur la liberté d’expression et la liberté des médias en Turquie, publié l’an dernier, mon prédécesseur déplorait une fois encore le recours excessif aux dispositions punissant les infractions liées au terrorisme et l’interprétation systématique de la notion d’« incitation à la violence » d’une manière contraire aux droits de l'homme.
Le risque d’une notion fourre-tout
En France, l’« apologie du terrorisme » a été érigée pour la première fois en infraction pénale dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Dans sa version actuelle, issue de la loi de 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, cette infraction est passible d’une sanction pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende ; les peines sont portées à sept ans d'emprisonnement et à 100 000 euros d’amende lorsque les faits ont été commis en ligne. Selon le ministère de la Justice, le nombre de personnes condamnées pour apologie du terrorisme a augmenté de manière exponentielle, passant de 3 personnes en 2014 à 230 en 2015 et 306 en 2016 ; la durée moyenne des peines d’emprisonnement prononcées était d’un an. La disposition visant l’apologie du terrorisme a été appliquée dans des contextes très variés, aussi bien pour condamner des partisans convaincus de l’État islamique qui appelaient à commettre de nouveaux attentats que pour poursuivre un militant végane, finalement condamné à sept mois d’emprisonnement avec sursis pour s’être réjoui sur Facebook de la mort d’un boucher dans un attentat.
Ce qui caractérise le terrorisme, c’est l’emploi de la violence et la menace de recours à la violence pour impressionner la population et créer un climat d’insécurité. La variété des cas auxquels ont été appliquées des dispositions visant l’apologie du terrorisme met en évidence le risque d’utiliser une notion fourre-tout pour punir des déclarations qui ne présentent pas ces caractéristiques mais incitent à d’autres formes de violence ou sont tout simplement non consensuelles, choquantes ou politiquement embarrassantes.
Le manque de notions claires
Ces derniers mois, j’ai pu constater combien la mise en œuvre de la législation antiterroriste était problématique. Le premier problème tient à l’utilisation de termes souvent vagues ou trop généraux, qui ne définissent pas clairement des notions comme la glorification ou la propagande.
Ce problème se pose en Espagne, par exemple. La condamnation de plusieurs rappeurs et utilisateurs de Twitter pour glorification du terrorisme, à la suite de paroles de chanson ou de déclarations provocantes, a récemment suscité la controverse. Ces condamnations se fondaient notamment sur l’article 578 du Code pénal espagnol, qui rend passible de sanctions quiconque glorifie le terrorisme ou humilie des victimes du terrorisme ou leurs proches. Le législateur a renforcé cette disposition en 2015, afin d’alourdir les peines lorsque ces faits sont commis sur internet. À l’époque, cinq experts de l'ONU se sont déclarés préoccupés par ces modifications du Code pénal, qui, selon eux, pouvaient conduire à criminaliser des comportements ne relevant pas du terrorisme et à restreindre de manière disproportionnée l’exercice de la liberté d’expression et d’autres libertés. Les experts notaient que la définition des infractions terroristes était trop large et vague. L’article 578 est de plus en plus utilisé depuis 2015, ce qui aurait un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression. Selon Amnesty International, 84 personnes ont été condamnées en application de cet article entre 2015 et 2017, contre seulement 23 entre 2011 et 2013.
La Fédération de Russie est un autre pays où l’utilisation de lois destinées à lutter contre le terrorisme et l’extrémisme entrave depuis quelques années la liberté d’expression, en particulier la liberté des médias et l’accès à l’information. En juin 2012, la Commission de Venise a établi que la loi russe sur la lutte contre les activités extrémistes - qui fait aussi figurer la « justification publique du terrorisme ou d’autres activités terroristes » parmi les comportements assimilés à une « activité extrémiste » ou à de l’« extrémisme » - présente l’inconvénient d’être libellée en des termes généraux et imprécis, ce qui laisse une trop grande latitude pour l’interpréter et l’appliquer, d’où un risque d’arbitraire. Depuis 2012, la portée de cette loi a encore été étendue. Selon des données de la Cour suprême de la Fédération de Russie pour 2017, il y a eu 650 poursuites et condamnations pénales d’individus qui avaient exprimé des opinions considérées comme contenant un élément terroriste or extrémiste. Parallèlement, la société civile tire la sonnette d’alarme face à l’augmentation constante des sanctions administratives, imposées à des milliers d’individus, de blogueurs et de médias pour leur utilisation de contenus qualifiés d’extrémistes par les autorités. Dans ce contexte, les modifications apportées le 20 septembre 2018 par la Cour suprême à sa résolution sur la pratique judiciaire dans les affaires pénales concernant des infractions à caractère extrémiste constituent un pas dans la bonne direction dans la mesure où elles limitent la responsabilité pénale et augmentent le nombre de critères qui doivent être remplis pour qu’un acte puisse être considéré comme une infraction.
Le Royaume-Uni fait aussi partie des nombreux États qui ont pris – ou sont sur le point de prendre – des mesures érigeant l’expression d’opinions en infraction pénale au nom de la sécurité nationale. Dans une alerte soumise récemment à la plateforme du Conseil de l'Europe, des défenseurs de la liberté des médias ont attiré l’attention sur le projet de loi concernant la lutte contre le terrorisme et la sécurité des frontières, dont ils craignent les effets négatifs sur la liberté des médias et d’autres libertés. Ce projet de loi ferait notamment tomber sous le coup du droit pénal la simple consultation en ligne de contenus susceptibles de favoriser le terrorisme, en l’absence de toute intention terroriste ; une telle disposition entraverait le travail des journalistes d’investigation et des universitaires qui mènent des recherches. La Rapporteure spéciale de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a elle aussi considéré que certaines dispositions du projet de loi avaient une portée trop vaste ou étaient attentatoires aux libertés.
Le second problème tient au fait que les lois destinées à lutter contre le terrorisme et la violence extrémiste sont souvent adoptées selon une procédure accélérée et/ou directement après un attentat terroriste, dans un climat marqué par la sidération, l’anxiété et le sentiment qu’il est urgent de réagir et nécessaire de former un front uni contre la menace. Cela ne laisse guère de place à un débat approfondi et apaisé sur les conséquences pour les droits de l’homme et les garanties à établir. Cette précipitation augmente aussi le risque que, pour des raisons politiques ou « populistes », les autorités instaurent des dispositions excessivement répressives pour bien montrer qu’elles combattent le terrorisme avec détermination et qu’elles mettent tout en œuvre pour éviter de nouveaux attentats. Enfin, lorsqu’ils limitent ainsi le débat politique légitime, les gouvernants font le jeu des terroristes en installant un climat d’insécurité dans la société.
La nécessité d’une autre approche : la protection de la liberté d’expression
Avant d’adopter de nouvelles mesures antiterroristes, les États membres devraient se référer aux normes des droits de l’homme en vigueur et notamment veiller à ce que ces mesures soient compatibles avec l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui garantissent le droit à la liberté d’expression.
Dans son Observation générale n° 34, publiée en 2011, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a indiqué que « [d]es infractions telles que l’ « encouragement du terrorisme » et l’ « activité extrémiste », ainsi que le fait de « louer », « glorifier » ou « justifier » le terrorisme devraient être définies avec précision de façon à garantir qu’il n’en résulte pas une interférence injustifiée ou disproportionnée avec la liberté d’expression. Les restrictions excessives à l’accès à l’information doivent aussi être évitées. Les médias jouent un rôle crucial en informant le public sur les actes de terrorisme, et leur capacité d’action ne devrait pas être indûment limitée. À cet égard, les journalistes ne doivent pas être pénalisés pour avoir mené leurs activités légitimes. » Ces considérations font écho aux Lignes directrices de 2007 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe sur la protection de la liberté d’expression et d’information en temps de crise, selon lesquelles les États membres « ne devraient pas employer des termes vagues lorsqu’ils imposent des restrictions à la liberté d’expression et d’information en temps de crise ».
La Déclaration conjointe sur la liberté d’expression et les réponses aux situations de conflit, adoptée en 2015, souligne aussi la nécessité, pour les États, de se garder d’appliquer des restrictions relatives au « terrorisme » de manière excessivement large. Elle précise que seules les personnes qui incitent autrui au terrorisme devraient pouvoir être tenues pour pénalement responsables de l’expression d’opinions liées au terrorisme ; il ne faudrait pas utiliser de notions vagues comme le fait de « louer », « glorifier » ou « justifier » le terrorisme. En outre, la Déclaration conjointe sur la liberté d’expression et la lutte contre l’extrémisme violent, adoptée en 2016, rappelle que toute personne a le droit de rechercher, recevoir et diffuser des informations et des idées de toute nature, notamment sur des sujets d’intérêt général, y compris des questions relatives à la violence et au terrorisme, ainsi que de commenter et critiquer la manière dont les États et les responsables politiques répondent à ces phénomènes. La déclaration de 2016 ajoute que les notions d’« extrémisme violent » et d’« extrémisme » ne devraient pas servir de base pour restreindre la liberté d’expression, à moins d’avoir été définies avec précision et de manière suffisamment étroite. Des recommandations similaires ont été formulées par la Représentante de l’OSCE pour la liberté des médias dans deux communiqués, consacrés à l’impact des lois contre l’extrémisme sur la liberté d’expression et sur la liberté des médias (2014) et à la liberté d’expression et la lutte contre le terrorisme (2016).
Tout en prenant en compte les problèmes particuliers liés à la prévention du terrorisme, la Cour européenne des droits de l’homme indique clairement dans sa jurisprudence, par exemple dans les affaires Association Ekin c. France (2001) et Belek et Velioğlu c. Turquie (2015), que l’expression d’opinions qui ne sauraient être considérées comme incitant à la violence, ni passer pour susceptibles de le faire, est protégée au titre de la liberté d’expression.
Quatre conditions à remplir pour éviter que les lois antiterroristes servent à restreindre la liberté d’expression
Le terrorisme fait peser une menace réelle et grave sur la vie des gens, ainsi que sur la démocratie et les droits de l’homme. Les États ont donc le devoir de protéger la société contre les terroristes et de prendre des mesures pour empêcher et sanctionner efficacement les actes terroristes. Ce devoir est cependant contrebalancé par l’obligation de respecter les droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il n’est possible de parvenir à ce difficile équilibre que si plusieurs conditions sont remplies :
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Le droit interne applicable doit être formulé avec suffisamment de précision pour permettre aux médias et aux personnes concernées de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. D’où la nécessité de revoir la législation en vigueur et de définir clairement les notions utilisées.
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Toute limitation de la liberté d’expression doit être strictement nécessaire pour protéger la sécurité nationale et être proportionnée au but légitime poursuivi. La législation antiterroriste ne devrait s’appliquer qu’à des contenus ou activités qui impliquent nécessairement et directement l’emploi de la violence et la menace de recours à la violence pour impressionner la population et créer un climat d’insécurité. Tous les autres contenus et activités devraient être examinés dans le contexte des devoirs et des responsabilités que comporte l’exercice de la liberté d’expression, définis à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Les lois destinées à combattre le terrorisme et à assurer la sécurité ne devraient pas entraîner d’ingérence indue dans l’exercice du droit, pour les médias, de communiquer des informations d’intérêt général et du droit, pour la population, de recevoir ces informations.
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Toutes les personnes emprisonnées pour avoir exprimé des critiques légitimes devraient être libérées. Les condamnations pour de tels faits devraient être supprimées du casier judiciaire.
L’idée que la limitation de la liberté d’expression permettrait de combattre efficacement le terrorisme entraîne une application trop large de notions comme la propagande terroriste et la glorification ou l’apologie du terrorisme, y compris à des contenus qui, de toute évidence, n’incitent pas à la violence. Il faudrait abandonner définitivement cette idée fausse : en effet, la restriction des droits de l'homme est précisément l’un des buts poursuivis par le terrorisme et nos sociétés démocratiques n’éradiqueront pas ce fléau en sacrifiant leurs principes et leurs valeurs. Bien au contraire, le débat pluraliste et démocratique revêt une importance capitale, dans la mesure où une société libre ne peut se développer que grâce à l’expression libre et à l’échange d’idées.