Les progrès technologiques nous permettent d’entrer en relation, de partager des informations importantes, de libérer la parole et de dénoncer des violations des droits humains. Toutefois, ils fournissent également un terrain fertile pour de nouvelles formes de violence à l’égard des femmes et des filles fondée sur le genre, qui se développent dans des proportions alarmantes et restent largement impunies. Les outils numériques favorisent la perpétration insidieuse d’actes préjudiciables, souvent par des partenaires et d’ex-partenaires, mais aussi par des inconnus. Cela entretient un climat dans lequel la violence à l’égard des femmes et des filles semble normalisée par la société. Les confinements imposés lors de la pandémie de Covid-19 n’ont fait qu’amplifier ce problème déjà ancien, en entraînant une multiplication des cas d’abus sexuels en ligne.
Certes, les hommes peuvent aussi faire l’objet de violences et d’abus en ligne, mais les femmes courent un risque bien plus élevé d’être victimes de formes graves et répétées d’actes préjudiciables commis sur internet ou à l’aide de la technologie. Chaque jour, nous apprenons que des femmes et des filles ont été victimes - pour ne citer que quelques exemples - du partage non consenti d’images ou de vidéos, d’intimidations et menaces par courriel ou sur les médias sociaux (y compris menaces de viol ou de mort), de harcèlement sexuel en ligne, de traque (y compris à l’aide d’applications de géolocalisation ou d’autres dispositifs de surveillance), d’usurpation d’identité ou encore de préjudices économiques causés par des moyens numériques. Les jeunes filles sont particulièrement vulnérables à l’exploitation et aux abus sexuels et au harcèlement par les pairs dans l’espace numérique. Il arrive que ces actes commis en ligne soient suivis de violences physiques ou provoquent chez les victimes des pensées suicidaires. Mais ce n’est là qu’un aperçu très sommaire du problème. Faute de collecte massive de données fiables dans ce domaine, les informations restent fragmentaires et incomplètes. Le peu que nous savons suffit cependant pour affirmer que la violence numérique à l’égard des femmes et des filles et l’impunité qui s’ensuit est un phénomène d’une ampleur colossale, ayant un impact sur la société dans son ensemble
Un impact préjudiciable sur les femmes et les filles et sur la société tout entière
La violence fondée sur le genre qui s’exerce dans l’espace numérique a de graves répercussions sur la vie des femmes et des filles, notamment sur leur sécurité, leur santé physique et psychologique, leurs moyens d’existence, leurs liens familiaux, leur dignité et leur réputation. Elle est emblématique de l’inégalité persistante entre les femmes et les hommes, et de la violence structurelle et de la discrimination à l’égard des femmes, qui sont ancrées dans la société. Elle s’inscrit aussi dans le contexte plus large des tendances actuelles à remettre en question les acquis en matière de protection globale des droits des femmes et de promotion de l’égalité de genre. Non seulement les violences commises dans l’espace numérique relèvent de la violence à l’égard des femmes et des filles fondée sur le genre et portent atteinte à de nombreux droits humains protégés par les normes internationales et européennes en la matière, mais elles ont aussi un effet dissuasif sur la participation au débat démocratique.
L’impact spécifique sur les femmes exposées à des formes croisées de discrimination
La violence qui s’exerce dans le monde numérique peut être particulièrement préjudiciable aux femmes et aux filles qui sont (ou risquent d’être) exposées à des formes croisées de discrimination. Par exemple, les femmes de couleur subissent davantage de violences commises en ligne ou par des moyens numériques que les femmes blanches ; ainsi, le risque, pour les femmes noires, de recevoir des messages offensants sur Twitter est supérieur de 84 %. Les femmes appartenant à une minorité religieuse ou ethnique peuvent aussi être particulièrement ciblées. En Macédoine du Nord, par exemple, une page Facebook semblait viser spécialement les femmes roms en postant des photos et des vidéos intimes explicites et des commentaires désobligeants. Amnesty International a aussi constaté que les femmes en situation de handicap et les femmes lesbiennes, bisexuelles, transgenres ou intersexes (LBTI) sont davantage attaquées sur Twitter. Les militantes LBTI qui participent activement au débat public font l’objet d’attaques fondées sur leur orientation sexuelle ou leur expression de genre. Cela a été le cas pour une femme journaliste lesbienne en Espagne, par exemple. En Arménie, plusieurs personnalités politiques se sont livrées à un discours de haine en ligne à l’encontre de la présidente de l’ONG Right Side, en raison de son statut de femme transgenre, après qu’elle s’était adressée au Parlement arménien et avait appelé à défendre les droits des personnes transgenres.
Ces attaques sont particulièrement dangereuses car, en plus de porter gravement atteinte au bien-être et aux droits humains de la personne concernée, elles contribuent à la diffusion de récits haineux et limitent l’accès au débat démocratique pour les femmes victimes de formes croisées de discrimination.
L’utilisation de la violence en ligne pour discréditer le pouvoir collectif des femmes
Le simple fait - pour une personne privée ou une personnalité publique - de s’exprimer en ligne sur certains sujets, souvent liés au féminisme, à l’égalité de genre, aux abus sexuels ou à des aspects spécifiques des droits des femmes, comme la santé et les droits sexuels et reproductifs, peut déclencher des violences et des abus. En particulier, j’ai observé les attaques dont font l’objet, dans l’espace numérique, des femmes qui manifestent leur solidarité avec des femmes victimes de violences ou d’abus sexuels et qui utilisent leur pouvoir collectif pour se faire entendre sur internet. Par exemple, en Serbie, à la suite de la révélation de violences sexuelles dans un établissement d’enseignement, des femmes ont créé sur Facebook la page #NIsamtrazila (Je n’ai rien demandé), qui devait permettre aux femmes de l’ex-Yougoslavie de signaler des violences sexuelles en toute sécurité et de faire part de leur expérience de manière anonyme. Les femmes à l’origine de cette initiative ont subi un déferlement de critiques et de moqueries, et même de blagues sexistes, de contenus sexuels non sollicités et de menaces d’agression physique. Leur page a rapidement été signalée indûment au réseau social par des internautes, tandis que leurs profils privés ont fait l’objet de tentatives de piratage. En outre, plusieurs personnes ont reçu des contenus inappropriés ou mensongers par le biais de courriels qui avaient été envoyés à partir d’une adresse semblable à l’adresse officielle de la page Facebook.
De telles attaques peuvent amener des femmes et des filles à s’autocensurer et à limiter leurs interactions en ligne, voire à déserter complètement les médias sociaux, les réduisant à nouveau au silence. Ce phénomène fragilise le réseau de soutien et de solidarité crée par les femmes pour montrer à d’autres femmes qu’elles ne sont pas seules, même dans l’espace numérique.
L’utilisation de la violence en ligne pour miner un environnement favorable au travail des femmes dans la société
En raison du rôle qu’elles jouent dans la société, certaines femmes et filles peuvent aussi être davantage exposées à ces violences. Des personnalités publiques, des femmes politiques, des femmes journalistes, des gameuses ou des créatrices de jeux vidéos, des militantes écologistes ou autres et des défenseures des droits des femmes investissent de plus en plus l’espace numérique, où elles peuvent réunir des preuves de violations des droits humains et les dénoncer, consulter et partager des informations, gagner en visibilité et organiser des mobilisations. Ce travail est très utile car il ouvre de nouvelles possibilités de sensibiliser la population et d’amener les responsables à rendre des comptes. Toutefois, en montant en première ligne, ces femmes s’exposent à un risque accru de violences et de campagnes de dénigrement visant à délégitimer leur personne et leur action. En tant que femme, et en tant que Commissaire aux droits de l'homme, je connais bien ces attaques. Dans le cadre de mon travail précédent en tant que Représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, et en tant que Directrice de la radiodiffusion de l’Agence de réglementation des communications dans ma ville natale de Sarajevo, j’ai fait l’expérience de ce que signifie être harcelée en ligne. En tant qu’utilisatrice très active des médias sociaux, je peux témoigner que la plupart des agresseurs étaient anonymes et pour la plupart agressivement misogynes, et ils ont tous finalement essayé de me faire taire. Les attaques n’essayaient pas d’argumenter sur des points de fond, mais elles s’adressaient principalement à moi en tant que femme qui ne devrait pas avoir de pouvoir. Des commentaires misogynes diffusant de fausses informations sur moi et ma famille atterrissaient sur mes comptes Facebook et Twitter. Dans certains cas, elles étaient très violentes ou incitaient à la violence.
Mais je ne suis pas la seule. Il y a des millions de voix dans l’espace numérique qui vivent une situation similaire, et même pire. Ces voix et leurs témoignages courageux m’ont inspiré le lancement d’un projet en 2015 pendant mon mandat de Représentante de l’OSCE pour la liberté des médias. Le projet se concentre sur la sécurité en ligne des femmes journalistes et est toujours en cours, et est d’une grande pertinence pour les journalistes et les chercheurs en Europe et au-delà.
En particulier, j’ai abordé à plusieurs reprises la dimension numérique de la violence à l’égard des femmes journalistes. Il est inquiétant de constater les graves difficultés qu’elles rencontrent pour remplir leur rôle de gardiennes de la démocratie, pourtant indispensable dans une société démocratique. Elles sont en effet constamment inondées de menaces de mort, de viol et de violences physiques, et images explicites d’images indésirables, générées à l’aide d’outils numériques. J’ai constaté comment les femmes journalistes dans les Balkans sont soumises à une violence et à la misogynie généralisées en ligne. Les attaques en ligne sont souvent de nature très violente et comprennent des menaces de mort, comme c’était le cas pour les femmes journalistes en Bosnie-Herzégovine lorsqu’elles travaillaient sur, par exemple, la migration ou le déversement de déchets. En Croatie, les menaces en ligne et les campagnes de diffamation contre les femmes journalistes sont courantes. En Finlande, une enquête a révélé qu’un journaliste sur quatre avait été victime de harcèlement verbal, comme des insultes et des menaces impliquant des violences physiques. La plupart des journalistes ciblés étaient des femmes et ces attaques en ligne ont été déclenchées par des articles sur la migration. Dans certains cas, les menaces de violence et d’abus contre les femmes journalistes en ligne sont si graves que des mesures doivent être prises pour assurer leur sécurité, comme cela a été le cas au Royaume-Uni. Je suis également préoccupée par la situation des femmes journalistes en Turquie, un pays où un nombre important de menaces et d’attaques en ligne et hors ligne contre les femmes journalistes est rapporté. Récemment, j’ai été particulièrement frappée par la multiplication, en ligne et hors ligne, de propos sexistes visant des femmes journalistes en Slovénie et j’ai formulé des recommandations visant à modifier l’environnement toxique dans lequel ces femmes travaillent. À Malte, j’ai aussi rappelé la nécessité de lutter, y compris sur internet, contre le fléau du harcèlement sexiste des femmes journalistes et de veiller à ce que tous les responsables du meurtre de la journaliste Daphne Caruana Galizia soient tenus pour responsables. Il existe bel et bien des normes relatives aux droits humains visant à garantir la sécurité des journalistes et à combattre la violence fondée sur le genre. Leur mise en œuvre fait toutefois défaut.
Les défenseures des droits des femmes sont, elles aussi, fortement exposées au risque de violence fondée sur le genre, de harcèlement, d’insultes et d’atteintes à leur réputation sur internet. Dans plusieurs pays européens, les défenseures qui remettent en question les stéréotypes de genre ou qui travaillent sur la santé et les droits sexuels et reproductifs sont particulièrement visées. Par exemple, en Pologne, depuis la décision d’octobre 2020 du Tribunal constitutionnel qui a encore réduit l’accès à l’avortement, les défenseures des droits des femmes sont confrontées à un environnement de plus en plus hostile et dangereux, certaines se plaignant d’avoir été menacées de mort ou de violences sexuelles par des personnes non identifiées par courriel et sur les médias sociaux. Comme mentionné plus haut, les femmes qui défendent les droits de la communauté LGBTI et qui rendent compte de la situation sont, elles aussi, attaquées en permanence. En outre, en Estonie et en Italie, par exemple, des militantes qui travaillaient sur les droits des migrants ou des réfugiés, ou qui, sur les médias sociaux, se sont simplement déclarées favorables à la défense des droits de ces personnes, ont été victimes de violences en ligne et ont reçu des menaces de mort et de viol et des messages sexistes. J’ai également fait part de mes préoccupations aux autorités de Bosnie-Herzégovine au sujet d’une enseignante du primaire et militante des droits humains qui a été victime d’une campagne de diffamation en ligne et qui a reçu des menaces de mort pour son travail de protection des droits des réfugiés et des migrants.
Les femmes politiques sont une autre cible des violences et des abus en ligne. Les auteurs de ces attaques tentent de faire taire les femmes et de les dissuader de s’engager en politique. Entre le 1er janvier et le 8 juin 2017, une députée noire du Royaume-Uni a reçu – à elle seule – près de la moitié (45,14 %) du nombre total de messages injurieux adressés à des députées britanniques actives sur Twitter durant cette période. La violence en ligne dissuade les femmes parlementaires à se présenter aux (re)élections. En Italie, une sénatrice et survivante de la Shoah a dû bénéficier d’une protection policière après être devenue la cible de menaces et d’insultes sur internet, qui lui étaient adressées en grand nombre quotidiennement. Les femmes politiques au Danemark et en Finlande sont régulièrement victimes d’abus en ligne.
Je tiens à réaffirmer avec force que saper l’environnement de travail des femmes en exerçant des violences en ligne pour dissuader les femmes de participer à la vie publique revient à s’attaquer à la démocratie elle-même. Par leur vigilance et leur mobilisation constantes, ces femmes engagées forment un rempart contre la stagnation et la régression des droits des femmes, mais aussi des droits d’autres groupes. Aujourd’hui, il est essentiel de permettre à ces femmes de faire entendre leur voix pour dénoncer toute tentative de remise en question du système de protection des droits humains dans son ensemble.
Il est possible de combattre la violence dans le monde numérique
Des outils sont disponibles
Il est effrayant de constater que, malgré les graves conséquences de ces comportements préjudiciables, nombre d’attaques commises dans le monde numérique ne sont pas signalées, la gravité du phénomène reste sous-estimée et d’énormes difficultés empêchent encore les victimes d’obtenir justice.
Pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et des filles dans l’espace numérique, il faut commencer par reconnaître que c’est une manifestation de la violence fondée sur le genre qui, comme toute autre, entrave la pleine réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes et porte atteinte aux droits humains des femmes et des filles. Tous les États membres du Conseil de l'Europe doivent se fixer pour priorité de mettre fin à cette violence, où qu’elle se produise et quels que soient les moyens utilisés pour l’exercer. Ici encore, ainsi que le montre la Recommandation générale n° 1 du GREVIO sur la dimension numérique de la violence à l’égard des femmes, la ratification et la mise en œuvre effective de la Convention d’Istanbul – l’instrument juridique le plus ambitieux destiné à prévenir et à combattre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique – s’avèrent essentielles à l’époque actuelle, caractérisée par des mutations rapides. La Convention d’Istanbul est utilement complétée par d’autres traités et instruments à notre disposition, comme la Convention de Lanzarote, qui concerne la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, et la Convention de Budapest sur la cybercriminalité. La Recommandation du Comité des Ministres sur la prévention et la lutte contre le sexisme et la Recommandation de politique générale n° 15 de l’ECRI sur la lutte contre le discours de haine sont aussi très utiles. En outre, la Cour européenne des droits de l'homme a donné des indications importantes sur les obligations, pour les États membres, de protéger les femmes contre les formes numériques de la violence. Je salue aussi la récente Résolution du Parlement européen contenant des recommandations sur la lutte contre la violence fondée sur le genre, notamment la cyberviolence, et prends note de la récente proposition de la Commission européenne d’une directive sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, qui prévoit la criminalisation de certaines formes de cyberviolence.
Les pratiques nationales
Des États membres ont pris des dispositions significatives pour prévenir et combattre certains aspects de ce phénomène, comme le montrent les rapports d’évaluation du GREVIO. Ils se sont employés à instaurer de nouvelles infractions pénales, ou à étendre la définition d’infractions existantes, de manière à viser des comportements préjudiciables ou des actes de violence spécifiques commis en ligne ou au moyen de la technologie. Par exemple, en France, le cyberharcèlement des femmes et des filles est devenu une infraction pénale distincte. La législation en Slovénie et en Pologne criminalise les manifestations en ligne et hors ligne du délit de harcèlement. L’Italie a érigé en infraction pénale la diffusion illégale d’images ou de vidéos sexuellement explicites. L’Irlande s’est dotée d’une loi qui crée deux nouvelles infractions interdisant la diffusion non consentie d’images intimes, qui est passible de sanctions même en l’absence d’intention de nuire. En Autriche, j’ai pris note avec intérêt de l’adoption récente d’un train de mesures sur le discours de haine en ligne (Hass im Netz), qui prévoit de nouveaux outils pour lutter contre ce fléau. Il est très difficile, pour les forces de l’ordre, de prévenir la violence numérique et d’enquêter sur ces agissements. En Estonie, j’ai noté la création d’une unité de police spécialisée dans le traitement des cas de discours de haine et de harcèlement en ligne.
Par ailleurs, il importe de mener des actions d’éducation et de sensibilisation auprès de la jeune génération pour éviter la prolifération de violences à l’égard des femmes et des filles, y compris de violences commises en ligne ou facilitées par la technologie. Des États ont mis en œuvre des projets à cette fin. Ainsi, le Portugal a adopté une série complète de guides sur le genre et la citoyenneté, qui contiennent aussi des lignes directrices concernant la sécurité sur internet, pour tous les niveaux d’enseignement, du préscolaire au secondaire. La Slovénie a cofinancé des projets destinés à sensibiliser les jeunes à la violence dans les fréquentations amoureuses, notamment lorsqu’elle s’exerce en ligne, et à aider les professionnels concernés, dont les enseignants et les travailleurs sociaux, à mieux connaître et reconnaître la violence et le harcèlement en ligne pour améliorer la prévention et la protection des filles et des femmes. Monaco a aussi fait des efforts pour prévenir le cyberharcèlement dans toutes les classes, du CE2 à la troisième.
Les structures nationales des droits de l'homme, comme les organismes de promotion de l’égalité, institutions en matière de médiation et institutions nationales des droits de l’homme, jouent également un rôle important dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes qui s’exerce sur internet, notamment lorsque leur mandat leur permet d’enquêter sur les cas de discours de haine en ligne. Par exemple, en Belgique, l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes a engagé une procédure pénale contre un média social qui refusait de retirer des images intimes diffusées sans le consentement de la victime. En outre, l’institut belge, qui agissait au nom d’une personnalité publique, a introduit devant le Conseil de déontologie journalistique une plainte contre un magazine en ligne qui avait publié un article sexiste sur cette femme connue, à la suite de sa participation à un débat public sur #MeToo. Ces organes nationaux contribuent aussi beaucoup à sensibiliser au phénomène et à élaborer des normes. Ainsi, l’institution de l’Ombudsman du Monténégro a publié une bande dessinée pour faire prendre conscience de la violence qui s’exerce en ligne contre les femmes et les filles. Au Danemark, l’Institut pour les droits de l'homme publie des études qui traitent du discours de haine dans le débat public en ligne et qui contiennent également des recommandations.
Il est nécessaire de redoubler d’efforts
La dimension numérique de la violence à l'égard des femmes et des filles reste insuffisamment prise en compte. En effet, la plupart des lois nationales consacrées à ce sujet présentent des lacunes. Il y a des pays qui ne traitent le problème qu’en partie, sous l’angle des droits de l’enfant et de la sécurité sur internet, tandis que d’autres pays s’intéressent uniquement à certaines formes de violence numérique. La reconnaissance et la sanction du préjudice causé aux femmes et aux filles en ligne se résument le plus souvent à l’adoption de mesures destinées à assurer la sécurité de la personne concernée et à protéger sa réputation ou ses biens. Le phénomène n’est pas replacé dans le contexte d’un continuum de violence affectant les femmes et les filles dans tous les domaines ; abstraction est faite également des autres conséquences de la dimension numérique de la violence, notamment de ses effets sociaux, économiques et psychologiques et de son effet dissuasif sur la participation.
En outre, faute de formation suffisante, les acteurs du système judiciaire, les professionnels de santé et les enseignants n’ont pas suffisamment conscience de l’ampleur du problème. Quant aux forces de l’ordre, elles ne disposent pas toujours des compétences spécialisées et des outils technologiques nécessaires pour recueillir des preuves. Souvent, les autorités répressives ont tendance à minimiser le risque de menaces en ligne et refusent parfois de mener une enquête. Les médias sociaux et les autres sites internet n’agissent pas toujours avec la diligence voulue pour retirer le contenu haineux. Il ne faut pas que ces plateformes soient des lieux où les abus en ligne prolifèrent impunément. Les entreprises privées doivent elles aussi s’employer plus activement à combattre ces tentatives de réduire les femmes au silence dans l’espace numérique. La lutte contre la dimension numérique de la violence faite aux femmes et aux filles exige des réponses systématiques et complètes de la part de tous les acteurs concernés.
L’impunité a des a des répercussions mortelles. Elle laisse penser qu’il est possible de commettre des violences contre des femmes et des filles sur internet sans subir aucune conséquence juridique, ce qui encourage les auteurs à continuer de nuire. L’impunité alimente aussi la défiance à l’égard des autorités nationales. En conséquence, les femmes et les filles ne signalent plus les menaces et les violences dirigées contre elles car elles doutent de recevoir l’aide dont elles ont besoin ou craignent les préjugés et la victimisation secondaire.
Ce qui peut être fait pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et des filles en ligne
Pour combattre ce phénomène, j’exhorte tous les États membres du Conseil de l'Europe de commencer par ratifier et mettre en œuvre la Convention d’Istanbul, en tenant compte de la Recommandation générale n° 1 du GREVIO sur la dimension numérique de la violence à l’égard des femmes. Je les appelle à prendre, conformément à ces textes, les mesures suivantes :
- reconnaître que la violence à l’égard des femmes et des filles dans l’espace numérique constitue une autre manifestation de la violence fondée sur le genre et s’inscrit dans un continuum de violences qui les affectent dans tous les domaines ;
- veiller à ce qu’un cadre juridique solide soit en place pour prévenir et combattre la violence, le discours de haine et la discrimination fondés sur le genre, en ligne et hors ligne, et à ce qu’il soit effectivement appliqué ;
- accélérer les efforts destinés à intégrer d’autres éléments essentiels dans le cadre juridique pour faire en sorte que toutes les formes de violence numérique soient visées ;
- enquêter, protéger les femmes prises pour cible et obliger les responsables à répondre de leurs actes ;
- former les forces de l’ordre pour qu’ils soient en mesure d’enquêter sur les cas de violence numérique et de poursuivre les auteurs de manière plus effective, et mettre à leur disposition des services de soutien spécialisés ;
- lutter contre les campagnes de désinformation menées sur internet contre des femmes, en particulier des femmes qui sont des personnalités publiques ;
- veiller à ce que des mécanismes spécialisés, sûrs et facilement accessibles permettent aux femmes de signaler les abus et d’obtenir la suppression des contenus préjudiciables ;
- unir leurs forces à celles des acteurs privés proposant des cybertechnologies et se coordonner avec eux pour combattre ce phénomène ;
- Veiller à l’application effective de l’obligation faite aux plateformes de médias sociaux de restreindre l’accès au contenu illégal, conformément aux normes concernant la liberté d’expression et telle qu’interprétée par le pouvoir judiciaire ;
- sensibiliser à ce problème aux multiples facettes, mettre la société en garde contre les risques de violence en ligne et informer les enfants, dans le système éducatif et au-delà, sur leurs droits et sur les dangers dans l’espace numérique;
- rester attentifs aux différents types de comportements et d’actes violents dans l’espace numérique qui ne sont pas encore traités ou qui vont émerger.
Les voix des femmes et des filles doivent rester fortes et influencer la marche du monde. Chacun de nous, hommes et femmes, peut contribuer à déjouer les tentatives visant à rétablir une culture du silence. La science doit combattre la dimension numérique de la violence au même rythme que l’innovation. Les nouvelles technologies entraîneront immanquablement des manifestations inédites de la violence à l’égard des femmes et des filles. Nous devons agir vite. Nous devons être prêts.
Dunja Mijatović
Autres ressources utiles
- Conseil de l’Europe, Protéger les femmes et les filles contre la violence à l'ère numérique - La pertinence de la Convention d’Istanbul et de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes en ligne et facilitée par la technologie (2021).
- Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec(2018)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’internet.
- Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire, Résolution 2144 (2017) Mettre fin à la cyberdiscrimination et aux propos haineux en ligne.
- Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences de la ONU, Rapport concernant la violence en ligne à l’égard des femmes et des filles du point de vue des droits de l’homme, A/HRC/38/47 (2018).
- OSCE Representative on Freedom of the Media, Safety of Female Journalists.
- European Parliament, European Parliamentary Research Service, Combating gender-based violence: Cyber violence, European added value assessment (2021).
- Article 19, Online abuse and harassment against women journalists (2020).
- Plan International, Free to be online? A report on girls’ and young women’s experiences of online harassment (2020).