En ces temps où les droits des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes sont soumis à de nouvelles menaces, nous devons redoubler d’efforts pour protéger la santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes. Parmi les instruments juridiques universels ou européens qui protègent ces droits, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes garantit aux femmes le droit de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l'espacement des naissances, et l’accès aux informations, à l'éducation et aux moyens nécessaires pour exercer ce droit.
La santé et les droits sexuels et reproductifs sont fondamentalement liés à la jouissance de nombreux autres droits de l'homme, comme cela a été indiqué récemment par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU. Ainsi qu’en témoignent abondamment la jurisprudence et les lignes directrices des organes de protection des droits de l'homme, la santé sexuelle et reproductive est un domaine où l’on rencontre de fréquentes violations de droits de l’homme tels que le droit, pour toute personne, de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu'elle soit capable d'atteindre, mais aussi l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, et le droit au respect de la vie privée. Le droit d’être à l’abri de la discrimination fondée sur le sexe ou le genre est aussi en jeu, puisque des atteintes sont portées à ce droit en l’absence de services de santé procréative dont seules les femmes ont besoin.
L’accès aux droits sexuels et reproductifs est une condition préalable indispensable à la réalisation d’autres droits de l'homme, y compris en matière d’éducation et d’emploi. Ceci étant, les obstacles qui entravent l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive sont eux-mêmes le résultat de violations d’autres droits de l'homme, notamment de la discrimination à l’encontre des femmes et des stéréotypes sexistes qui persistent en Europe. J’ai fait part de la préoccupation que m’inspirent les tendances régressives à l’œuvre ces dernières années et les tentatives pour exercer un contrôle sur le corps et la sexualité des femmes, qui risquent d’entraver davantage encore l’accès des femmes à ces droits et de remettre en question les progrès réalisés jusqu’ici dans le domaine de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Le rôle clé de l’accès à l’éducation sexuelle
Tous les garçons et les filles doivent recevoir une éducation sexuelle au cours de leur scolarité. En effet, c’est indispensable pour garantir les droits sexuels et reproductifs des femmes et cela fait partie intégrante des droits à l’éducation et à la santé. Le Comité européen des Droits sociaux et le Comité des droits de l'enfant de l'ONU ont souligné que les adolescents doivent avoir accès à des informations appropriées et objectives sur les questions de sexualité et de reproduction, dont la planification des naissances, la contraception et la prévention des maladies sexuellement transmissibles, dans le cadre des programmes scolaires ordinaires et sans discrimination d’aucune sorte.
Cependant, l’enseignement sur la sexualité donné dans les établissements scolaires se heurte parfois à la forte résistance de certains parents et d’autres intervenants. Dans certains cas, les parents ont la possibilité de dispenser leurs enfants des cours d’éducation sexuelle. Dans d’autres cas, les enseignants chargés de ces cours n’ont pas tous la formation et les compétences nécessaires. Il arrive aussi que, dans le cadre de cet enseignement, soient données des informations trompeuses ou émis des jugements de valeur, ce qui peut entraîner des problèmes comme la stigmatisation de l’avortement chez les jeunes adolescentes ou de l’homosexualité. Actuellement, dans certains pays, dont la Lituanie, la Roumanie et la Russie, on note des insuffisances dans les programmes d’études des écoles primaires et secondaires s’agissant d’éducation sexuelle et reproductive adaptée à l’âge et différenciée selon les sexes.
La nécessité de lever les obstacles qui entravent encore l’accès à la contraception
Ainsi que l’a souligné l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la stratégie consistant à répondre au besoin de contraception peut beaucoup contribuer à éviter les grossesses non désirées, les avortements et les naissances non planifiées. Or, malgré les progrès considérables de la médecine, des études récentes montrent que l’accès à la contraception est entravé par plusieurs facteurs en Europe, dont la désinformation sur la fiabilité des contraceptifs et une forme de réprobation sociale empêchant les femmes d’aborder la question de la contraception avec les professionnels de santé. Les personnes les plus démunies peuvent avoir des difficultés à bénéficier de méthodes contraceptives adaptées à leurs besoins car, dans certains pays, celles-ci ne sont pas remboursées par la sécurité sociale.
Garantir les droits, la dignité et l’autonomie des femmes dans les soins de santé liés à la maternité
J’ai reçu des informations inquiétantes faisant état de violations des droits des femmes dans le contexte des soins de santé liés à la maternité, comme celles qui ont été mises en évidence par une étude publiée récemment par des ONG en Slovaquie. La ségrégation pratiquée à l’encontre des femmes roms dans les maternités de certains pays est également préoccupante. Dans des conclusions récentes concernant la Croatie, la République tchèque et la Slovaquie, le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes a souligné la nécessité de faire en sorte que les soins dispensés lors de l’accouchement répondent à des normes adéquates et que les droits des femmes, leur dignité et leur autonomie soient respectés dans ce contexte. Parmi les motifs de préoccupation du Comité figurent notamment des informations selon lesquelles les conditions entourant la naissance et les services d’obstétrique limitent indûment les choix des femmes en matière de santé reproductive. Quant à la Cour européenne des droits de l'homme, elle a indiqué clairement que la « vie privée » englobe le droit de choisir les circonstances dans lesquelles donner naissance à son enfant.
La nécessité de garantir l’accès à un avortement sans risque et légal
Ainsi que l’a constaté l’OMS, des lois très restrictives en matière d’avortement ne se traduisent pas par des taux d’avortement plus faibles. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a aussi rappelé que « la légalité de l’avortement n’a pas d’effet sur le besoin de la femme de recourir à l’avortement, mais seulement sur l’accès pour celle-ci à un avortement sans risque ». Interdire l’avortement n’aboutit pas à réduire le nombre d’avortements : cela mène seulement à des avortements clandestins, plus traumatisants, et contribue à l’augmentation de la mortalité maternelle.
Si la plupart des pays d’Europe garantissent l’accès à l’avortement sans restrictions légales quant aux raisons, certains ont en revanche conservé des lois restrictives en matière d’avortement, qui sont contraires à la jurisprudence et aux lignes directrices des organes instaurés par les traités internationaux relatifs aux droits de l'homme. Dans une affaire concernant l’Irlande, le Comité des droits de l'homme de l’ONU a conclu en juin 2016 qu’une femme contrainte de choisir soit de mener sa grossesse à terme, en sachant que l’enfant ne survivrait pas, soit de se faire avorter à l’étranger, était soumise à une discrimination et à un traitement cruel, inhumain ou dégradant à cause de l’interdiction de l’avortement par la législation irlandaise. Le Comité a estimé que, pour éviter des violations similaires, l’Irlande devrait modifier ses dispositions législatives concernant l’interruption volontaire de grossesse, y compris sa Constitution au besoin, pour les mettre en conformité avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il a souligné que l’Etat devrait notamment établir des procédures efficaces, rapides et accessibles d’interruption de grossesse en Irlande, et prendre les mesures nécessaires pour que les prestataires de soins puissent donner des informations complètes sur les possibilités d’avorter en toute sécurité, sans avoir à craindre de sanctions pénales.
Dans le cadre de mon travail de suivi par pays, j’ai appelé récemment Saint-Marin et l’Andorre à s’acheminer vers la dépénalisation de l’avortement. En outre, je me suis déclaré préoccupé par un projet de loi élaboré en Pologne qui interdirait totalement l’avortement, sauf dans les cas où la femme enceinte est en danger de mort. Le fait d’ériger l’avortement en infraction pénale, souvent combiné à une pression sociale exercée sur les femmes et les médecins, a un effet dissuasif sur les femmes enceintes et sur les médecins qui seraient prêts à pratiquer un avortement légal. Les femmes qui craignent de demander un avortement, de peur d’en subir les conséquences et d’être harcelées par une partie de la société, ont recours à un avortement clandestin ou, si elles en ont les moyens, vont se faire avorter à l’étranger.
Même lorsque l’accès à l’avortement est prévu par la loi, des obstacles peuvent s’y opposer. Dans l’affaire P. et S. c. Pologne, une jeune fille de 14 ans, qui s’était retrouvée enceinte à la suite d’un viol, avait demandé à bénéficier d’un avortement, comme cela était prévu par la législation polonaise. Or, elle a subi un traitement tellement déplorable de la part des autorités que la Cour européenne des droits de l'homme a conclu à la violation du droit de la jeune fille au respect de sa vie privée et de son droit à ne pas être soumise à la torture ni à des traitements inhumains ou dégradants.
Imposer aux femmes qui veulent avorter un processus de conseil obligatoire et un délai d’attente inutile d’un point de vue médical n’est pas conforme aux recommandations de l’OMS et ces pratiques ont souvent été critiquées parce qu’elles empiètent sur les droits des femmes. Les tendances récentes visant à instaurer de telles exigences sont donc préoccupantes. Dans plusieurs pays européens, la clause d’objection de conscience ou clause de conscience permet aux professionnels de santé de refuser de pratiquer un avortement au motif que cela est contraire à leurs convictions. Le Comité européen des Droits sociaux a récemment conclu à la violation, par l’Italie, du droit à la protection de la santé consacré par la Charte sociale européenne révisée, les autorités n’ayant pas adopté les mesures nécessaires pour faire en sorte que, comme cela est prévu par la loi, les avortements demandés dans le respect des règles applicables soient pratiqués en toutes circonstances, y compris lorsque le nombre de praticiens hospitaliers et d’autres personnels de santé objecteurs de conscience est élevé.
Groupes de femmes particulièrement exposés au risque de violations de la santé et des droits sexuels et reproductifs
La discrimination multiple liée à la santé et aux droits sexuels et reproductifs constitue un autre motif de préoccupation. Alors que les mesures d’austérité se prolongent, les femmes pauvres sont touchées de manière disproportionnée par la réduction des budgets consacrés aux services de santé reproductive. Les femmes vivant en zone rurale et les femmes migrantes en situation irrégulière peuvent également rencontrer des difficultés à recevoir en temps utile les soins de santé sexuelle et reproductive dont elles ont besoin.
Dans plusieurs pays européens, des femmes, en particulier des femmes roms et des femmes présentant des handicaps intellectuels et psychosociaux, ont été stérilisées sans leur consentement. De tels cas se sont produits en République tchèque, en Norvège, en Slovaquie, en Suède et en Suisse. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, ces pratiques constituent des violations graves des droits des femmes concernées. Les gouvernements sont donc tenus de mettre en place des mécanismes de réparation accessibles et effectifs. C’est pourquoi j’ai exhorté récemment les autorités tchèques à adopter le projet de loi sur les réparations pour les femmes roms victimes de stérilisation forcée.
Mesures à prendre pour mieux protéger la santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes
Tous les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient prendre les mesures nécessaires pour garantir aux femmes un accès complet, dans des conditions d’égalité, à la santé et aux droits sexuels et reproductifs, y compris les mesures suivantes :
Les Etats devraient veiller à ce que des services, des biens et des infrastructures consacrés à la santé sexuelle et reproductive soient prévus pour toutes les femmes, dans l’ensemble du pays, et soient physiquement et économiquement accessibles, culturellement appropriés et de bonne qualité, conformément à l’Observation générale n° 22 (2016) du Comité des droits économiques, sociaux et culturels sur le droit à la santé sexuelle et reproductive.
Toutes les femmes, y compris les adolescentes, devraient avoir accès à des informations sur la santé sexuelle et reproductive qui soient fondées sur des faits, non discriminatoires et respectueuses de la dignité et de l’autonomie des personnes. Une éducation à la sexualité obligatoire et complète devrait être assurée dans tous les établissements scolaires. Ces cours devraient être adaptés à l’âge des élèves, satisfaire à des critères d’objectivité et de rigueur scientifique, et être exempts de jugements de valeur.
Les Etats devraient prendre toutes les mesures nécessaires pour lever les obstacles qui empêchent encore des femmes d’avoir accès à la contraception. Ils devraient faire en sorte que toutes les femmes puissent bénéficier de contraceptifs modernes, y compris d’une contraception d’urgence, et que les contraceptifs soient abordables, en veillant à ce que leur coût soit pris en charge par les mécanismes publics d’assurance maladie.
Les Etats devraient mettre en place des garanties suffisantes, y compris des mécanismes et des procédures de contrôle, pour que les femmes soient assurées d’avoir accès à des procédures d’accouchement appropriées et sûres, qui sont conformes à des normes de soins adéquates et qui respectent l’autonomie des femmes et l’exigence d’un consentement préalable, libre et éclairé.
Dans les pays où cela n’est pas encore le cas, les autorités devraient légaliser, au minimum, les avortements pratiqués pour préserver la santé physique et mentale des femmes ou en cas d’anomalie fœtale létale, de viol ou d’inceste. Tous les Etats sont vivement encouragés à dépénaliser l’avortement dans les délais de gestation raisonnables. De plus, il faudrait prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir que l’accès à un avortement sans risque et légal, prévu par la législation, est pleinement réalisé en pratique, en supprimant tous les obstacles qui entravent cet accès.
Les Etats devraient protéger toutes les femmes, et notamment les femmes roms, les femmes membres de minorités, les femmes migrantes en situation régulière ou irrégulière, les femmes handicapées, les femmes LBT, les femmes pauvres ou habitant en zone rurale, les adolescentes et les femmes âgées, contre toute forme de discrimination multiple dans le domaine de la santé et des droits sexuels et reproductifs.
Nils Muižnieks
Liste de documents utiles
- Haut-Commissariat aux droits de l'homme (HCDH) de l’ONU, site web sur la santé et les droits sexuels et reproductifs (en anglais)
- Comité des droits économiques, sociaux et culturels, observation générale n° 22 (2016) sur le droit à la santé sexuelle et reproductive (article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels), 4 mars 2016 (en anglais)
- HCDH de l’ONU, Les droits reproductifs sont des droits de l'homme, un manuel pour les institutions nationales des droits de l'homme, Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP), Institut danois des droits de l'homme, 2014 (en anglais)
- Centre pour les droits reproductifs, fiche d'information sur les périodes d’attente et les services de conseil peu objectifs imposés en Europe centrale et orientale, qui limitent l’accès à l’avortement, portent atteinte aux droits de l'homme et renforcent les préjugés sexistes, 2015 (en anglais)
- Fiche thématique de la Cour européenne des droits de l'homme sur les droits en matière de reproduction, décembre 2015
- Rapport de la table ronde avec des défenseurs des droits de l'homme sur les droits des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes en Europe, organisée par le bureau du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe (Vilnius, 6-7 juillet 2015), CommDH(2016)15, 19 janvier 2016 (en anglais)