Quatre décennies se sont écoulées depuis le coup d’Etat militaire d’Athènes. Le putsch perpétré à l’aube du 21 avril 1967 fut un choc pour les démocrates de toute l’Europe : comment un simple groupe de colonels pouvait-il balayer ainsi la démocratie dans l’un des plus vieux Etats membres du Conseil de l'Europe ? La communauté internationale a ressenti le choc encore plus durement lorsqu’elle a appris que le Parlement grec avait été fermé, que les partis politiques avaient été dissous, que les médias étaient désormais soumis à une censure stricte et qu’environ 6 000 responsables politiques, journalistes et autres personnes avaient été arrêtés et nombre d’entre eux torturés pendant leur interrogatoire.
Un coup d’Etat de ce type ne pourrait pas, bien sûr, se produire dans la Grèce d’aujourd’hui, ni, probablement, dans aucun autre Etat membre du Conseil de l'Europe, grâce, en partie, aux leçons tirées de la tragédie grecque qui s’est déroulée de 1967 à 1974. La commémoration de cet événement, ce mois-ci, offre une nouvelle occasion de réfléchir aux erreurs commises et aux bons exemples donnés ultérieurement dans le cadre de la lutte pour le rétablissement de la démocratie.
En politique, les colonels étaient, certes, novices et ils ont fait des déclarations naïves, voire ridicules, mais, sur le plan militaire, ils étaient bien préparés et ont maîtrisé rapidement l’appareil d’Etat ; ce n’est pas sans habileté, du reste, qu’ils ont instauré une terreur systématique. Manifestement, l’armée et les forces de sécurité grecques n’avaient pas été soumises à un contrôle démocratique suffisant.
En tant que jeune membre d’Amnesty International, je me suis rendu à Athènes peu de temps après le coup d’Etat afin de recueillir des preuves concernant les actes de torture. A l’époque déjà, j’ai été frappé du climat de peur qui régnait dans toute la société. Il était alors extrêmement risqué de témoigner devant une organisation étrangère des droits de l'homme.
Toutefois, des témoignages ont pu être recueillis et la Commission des droits de l'homme du Conseil de l'Europe a été saisie d’une plainte interétatique par les gouvernements de certains pays scandinaves et des Pays-Bas à la fin de l’année 1967. La commission a conclu que la Convention européenne avait été violée et la junte grecque a décidé, en 1969, de quitter l’Organisation pour éviter la suspension.
Toutefois, la pratique de la torture n’a pas cessé et les colonels ont réussi à se maintenir au pouvoir pendant cinq autres années, jusqu’en juillet 1974. Plusieurs raisons expliquent cet état de choses mais le fait que la communauté internationale n’était pas unanimement solidaire des démocrates grecs, bien que cette solidarité fût forte dans plusieurs pays, en est une majeure. Pas même l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe n’a condamné d’une seule voix le régime des colonels.
Le gouvernement américain a accordé une protection politique à la junte et la Grèce des colonels a ainsi pu rester membre de l’Otan. D’une manière générale, les démocrates grecs de l’époque ont fait appel aux gouvernements européens pour qu’ils s’efforcent de convaincre Washington de ne plus soutenir la junte ou, du moins, exigent qu’un terme soit mis à la torture mais, la plupart du temps, ils se sont heurtés au silence.
Le régime démocratique qui succéda à la junte en Grèce brida les forces militaires et sécuritaires et traduisit en justice les colonels et quelques-uns des tortionnaires les plus notoires. Toutefois, il n'y eu guère de débats sur le facteur extérieur : l’incapacité d’user de son influence pour mettre en échec la junte dont fit preuve la communauté internationale.
Rétrospectivement, la position de la Commission du Conseil de l'Europe est une exception qui lui fait honneur. Bien que ses effets sur la situation grecque elle-même, pour des raisons politiques, n'aient pas été ressentis immédiatement, elle eut, pour de nombreux Grecs, une influence et une grande portée morale. Il s’agissait de la première requête interétatique d’importance ; elle n’était pas entachée d’intentions politiques partisanes et avait clairement pour motif le souci sincère de protéger les droits de l'homme.
L’« affaire grecque » a également favorisé le débat sur l’instauration de mécanismes internationaux visant à mieux protéger les individus contre la torture. Un accord a été conclu en 1984 sur une Convention des Nations Unies dont le suivi devait être assuré par un comité spécial. Au sein du Conseil de l'Europe, la Convention pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants a été adoptée en 1987. Son comité de suivi, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, est habilité à procéder à des inspections in situ et reste le mécanisme le plus efficace de son espèce.
De telles normes et procédures de suivi jouent un rôle préventif et protègent contre tout effondrement de la démocratie, des droits de l'homme et de l’Etat de droit. Toutefois, il n’en restera pas moins nécessaire de mener une action politique de l’extérieur si, dans un pays donné, les recours internes ne fonctionnent plus. C’est ce qu’attend et espère un grand nombre de citoyens des pays concernés.
Le courageux dépôt par certains gouvernements d'une plainte sérieuse, non partisane contre la junte a été un acte décisif pour les Grecs et a donné une impulsion salutaire au système européen des droits de l'homme. Toutefois, la commémoration d'aujourd'hui peut nous donner à réfléchir sur le fait que, depuis « l’affaire grecque », le nombre de requêtes interétatiques a été extrêmement limité*.
Thomas Hammarberg
* Depuis sa création en 1959, la Cour de Strasbourg n’a prononcé un arrêt que dans trois affaires interétatiques : Irlande c. Royaume-Uni (1978); Danemark c. Turquie (2000) et Chypre c. Turquie (2001). 17 autres requêtes interétatiques ont été examinées par l’ancienne Commission européenne des droits de l'homme, supprimée en 1999.