Les mesures de lutte contre la crise économique ne devraient pas se limiter à remettre le système bancaire sur les rails et à relancer l’investissement et la consommation. Il est tout aussi urgent de protéger les groupes vulnérables contre l’injustice.
Pour empêcher l’effondrement du secteur financier, les gouvernements ont dégagé des fonds publics considérables afin d’éponger des dettes toxiques. De plus, dans plusieurs pays, l’Etat aide également certains secteurs essentiels à surmonter la crise. Parallèlement, l’augmentation du chômage grève les budgets nationaux : moins de revenus, plus de dépenses.
Certains ont d’ores et déjà affirmé qu’il est impossible de recourir à l’aide sociale pour répondre à des besoins qui se font de plus en plus pressants. Si cette manière de voir gagne du terrain, la crise risque de prendre aussi une dimension politique et sociale. Qui acceptera de vivre moins bien alors que les institutions financières qui, de l’avis général, se sont conduites de manière irresponsable, reçoivent des aides publiques ?
S’exprimant devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe fin avril, à Strasbourg, le Premier Ministre espagnol, M. Zapatero, a reconnu qu’il était indispensable de répondre aux besoins de ceux qui sont aujourd’hui particulièrement vulnérables – ceux qui souffrent le plus des effets néfastes de la crise.
Il a plaidé pour la solidarité avec les plus pauvres. En effet, la pauvreté est, pour lui, à l’origine du retard social et de violations des droits fondamentaux, à commencer par ceux des femmes. « La seule façon d’assurer notre bien-être c’est de lutter contre la pauvreté. Ce n’est pas seulement s’acquitter d’une obligation morale, et encore moins un geste pour soigner notre image, c’est un exercice de responsabilité politique. », a-t-il déclaré avant d’ajouter qu’il fallait aussi voir dans la crise une opportunité, une possibilité de changement positif.
Un tel changement est impossible si les gouvernements cèdent aux sirènes du protectionnisme. Heureusement, ces derniers semblent considérer, pour la plupart, que les solutions doivent être recherchées au niveau international, au moyen d’accords multilatéraux et d’initiatives communes dépassant des intérêts nationaux étriqués. Il est significatif que M. Zapatero ait fait référence aux objectifs du Millénaire pour le développement car le nouvel ordre mondial ne va pas sans une véritable solidarité avec les pays en développement.
Autre tendance positive : l’acceptation de l’idée que les pouvoirs publics doivent intervenir davantage pour empêcher les pratiques commerciales immorales et corriger les faiblesses structurelles du marché. Cela n’est pas sans rapport avec les droits humains et notamment sociaux. Il importe tout particulièrement de mettre en avant les principes des droits de l’homme dans le débat actuel sur les enseignements à tirer de la crise.
Depuis bien longtemps, on aurait dû s’attaquer sérieusement aux profondes inégalités entre les riches et les pauvres, entre ceux qui disposent de moyens et de relations et ceux qui sont marginalisés et impuissants. Dans un monde globalisé et interconnecté, ces injustices ne devraient plus être acceptées, ni même possibles.
Dans son discours d’investiture, le Président Obama a fait observer que les risques inconsidérés pris par certains responsables de banques et la « cupidité et l’irresponsabilité de certains » ne suffisent pas à expliquer la crise, qui est aussi, a-t-il dit, « la conséquence […] de notre incapacité collective à faire les choix nécessaires pour préparer notre pays à une nouvelle ère ».
Cette nouvelle ère ne verra pas le jour si nous persistons à faire abstraction des injustices et des inégalités profondes qui, dans nos sociétés, compromettent la cohésion sociale et, de ce fait, la sécurité de chacun. De plus, elles portent sans conteste atteinte aux principes des droits de l’homme que nous nous sommes si souvent engagés à respecter.
Même en Europe, d’importants groupes de population sont pauvres et marginalisés. Généralement, ces personnes n’ont pas l’occasion de se faire entendre et n’exercent aucune influence. Dans bien des cas, elles se sentent oubliées des partis politiques et n’ont qu’une confiance limitée dans les pouvoirs publics. Elles sont aussi plus souvent victimes d’infractions mais se défient de la police. Devant les tribunaux, elles sont désavantagées par rapport aux justiciables qui peuvent recourir aux services d’avocats réputés. Enfin, elles sont surreprésentées dans les prisons.
Souvent, les pauvres ne bénéficient pas du droit à l’éducation qui, dans notre société, est un sésame pour une vie où les droits de la personne sont respectés. Beaucoup sont marginalisés en raison de leur appartenance à une minorité et ceux qui ne parlent pas la langue dominante sont, de ce fait, doublement exclus.
Par ailleurs, les injustices ne touchent pas de la même manière les hommes et les femmes. On estime que les deux tiers environ des personnes vivant dans la misère sont des femmes. Cette situation ne doit rien au hasard : elle est structurelle. En effet, dans les populations pauvres, les femmes sont pour beaucoup en position de faiblesse et les obstacles qui les empêchent de faire valoir leurs droits sont quasiment insurmontables.
La crise actuelle devrait être l’occasion de prendre un tournant et d’adopter des mesures concrètes de rétablissement de la justice sociale. Il est en effet de notre devoir d’empêcher les inégalités de se creuser davantage. Cette crise, chacun devrait le reconnaître, ne se limite pas à des échecs économiques flagrants mais touche aux valeurs fondamentales de confiance et d’éthique. Il est temps de commencer à reconstruire une société solidaire, sans exclus ni laissés pour compte.
Nous devons relever le défi que représente la crise pour les droits fondamentaux. D’après la Déclaration universelle des droits de l’homme, toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé et son bien-être, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement et les soins médicaux (article 25).
La reconnaissance de ces droits – y compris du droit à l’éducation – comme droits de l’homme à part entière s’est heurtée à une certaine résistance aux Etats-Unis. Même en Europe, des voix se sont élevées pour affirmer que le droit à un niveau de vie suffisant ne pouvait être qu’un idéal vers lequel tendre. Pourtant, une grande majorité de pays a ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Charte sociale européenne (révisée) a reçu de nouveaux appuis. La majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe a maintenant ratifié la charte dans sa version originale ou révisée.1
Le Protocole n° 12 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui prévoit l’interdiction générale de la discrimination, est un autre instrument important de lutte contre les injustices en Europe. Non seulement il cite à titre d’exemple un certain nombre de motifs de discrimination inacceptables mais il affirme aussi, à l’article 2, qu’aucune autorité publique ne peut pratiquer de discrimination envers quiconque, quel qu’en soit le motif.
Cette interdiction générale porte aussi sur les traitements discriminatoires en matière de droits sociaux. Dans les Etats membres qui ont ratifié le protocole, elle peut désormais être invoquée pour introduire une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. Dix-sept Etats membres du Conseil de l’Europe on ratifié le protocole à ce jour et j’espère qu’ils seront imités par d’autres.2
D’ailleurs, de nombreux pays ont maintenant adopté une législation complète contre toutes les formes de discrimination, quel qu’en soit le motif, et se dotent de médiateurs ou d’autres instances de promotion de l’égalité des chances et de la non-discrimination. Cela étant, la lutte contre les discriminations privilégie une conception de l’égalité fondée sur le statut (genre ou race) au détriment d’aspects importants de l’injustice sociale.
La distinction entre ces deux formes d’injustice est artificielle car elles sont, en réalité, absolument indissociables dans bien des cas, comme le montre le phénomène de la pauvreté des femmes.
The Equal Rights Trust, organisation non-gouvernementale établie à Londres, a présenté récemment une Déclaration de principes sur l’égalité affirmant qu’il faut traiter ensemble ces deux types d’injustice. Bien que dépourvue de caractère officiel, cette déclaration, rédigée par des juristes spécialisés dans les questions de droits de l’homme et d’égalité, a reçu l’aval de très nombreux spécialistes des droits de l’homme au niveau international.3
Elle défend notamment l’action positive comme moyen indispensable pour dépasser les inégalités existantes et accélérer l’accès à l’égalité de certains groupes. Par ailleurs, elle explique clairement que l’égalité de traitement ne passe pas nécessairement par un traitement identique. En effet, pour parvenir à une égalité pleine et effective, il faut traiter les gens différemment en fonction des cas, affirmer leur égale valeur et accroître leur capacité à participer à la société sur un pied d’égalité.
Même mis à jour et modernisés, les instruments traditionnels des droits de l’homme ne sauraient suffire à établir la justice sociale. Les énormes inégalités entre les nantis et les démunis sont un problème politique et idéologique majeur. Le résoudre transformera profondément notre société à bien des égards et contribuera, par ricochet, à une meilleure application des droits fondamentaux.
Peut-être les auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme avaient-ils cette idée à l’esprit lorsqu’ils ont rédigé l’article 28 : « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet. »
Thomas Hammarberg
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Notes:
1. Treize Etats membres du Conseil de l'Europe ont ratifié la version de la Charte de 1961 et vingt-sept celle de 1996. Sept Etats membres n’en ont ratifié aucune : le Liechtenstein, Monaco, le Monténégro, la Russie, Saint-Marin, la Serbie et la Suisse.
2. Dix-sept Etats membres du Conseil de l'Europe ont ratifié le Protocole n° 12 et vingt l’ont signé mais ne l’ont pas encore ratifié.