Il y a douze ans, près de trois mille personnes ont péri dans les attentats terroristes perpétrés à New York et Washington. Les commémorations de ce drame sont l’occasion de rendre hommage aux victimes innocentes, mais aussi de réfléchir aux mesures de lutte contre le terrorisme adoptées par les États-Unis et l’Europe. Au nom de cette lutte ont en effet été autorisées des détentions illégales et des techniques d’interrogatoire assimilables à des actes de torture, de telle sorte que la réaction aux attentats a elle-même causé de nouvelles souffrances et des violations des droits de l’homme.
Jusqu’à présent, les gouvernements ont refusé d’établir la vérité et de reconnaître qu’ils étaient complices du programme illégal de « restitutions extraordinaires » mis en œuvre par la CIA en Europe entre 2002 et 2006. Ce programme a impliqué l’enlèvement et la détention de personnes soupçonnées de terrorisme, dont certaines ont aussi subi de mauvais traitements. Bien souvent, l’invocation abusive du secret d’État a entravé les initiatives judiciaires et parlementaires qui visaient à établir les responsabilités. Certes, le secret est parfois nécessaire pour protéger l’État, mais il ne doit jamais servir de prétexte pour dissimuler des violations graves des droits de l’homme.
Des pratiques illégales
Le 13 décembre 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a ouvert une brèche dans cette culture du secret. Dans son arrêt El-Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », le premier à concerner la participation d’un Etat membre au sordide programme de la CIA, la Cour ne s’est pas contentée de tenir « l’ex-République yougoslave de Macédoine » pour responsable, d’une part, de la torture du requérant pratiquée par une l’équipe de « remise » de la CIA en présence d’agents macédoniens et, d’autre part, des traitements inhumains et dégradants infligés pendant sa détention arbitraire. La Cour a aussi conclu que l’État défendeur avait manqué à ses obligations consistant à mener une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements et de détention arbitraire et à octroyer au requérant un recours effectif.
Dans un avenir proche, la Cour pourrait continuer à mettre au jour l’illégalité qui a caractérisé le programme de la CIA si elle décide d’examiner les requêtes déposées par Abu Zubaydah contre la Pologne et la Lituanie, et par Al Nashiri contre la Pologne et la Roumanie. Les deux terroristes présumés, actuellement détenus à Guantanamo, se plaignent que ces États n’aient pas mené d’enquêtes effectives sur les circonstances entourant les mauvais traitements qu’ils auraient subis, leur détention et leur transfert vers les États-Unis.
Une conspiration du silence qui conduit à l’impunité
Un rapport détaillé publié par Open Society Justice Initiative en février 2013 nous rappelle que 25 pays européens ont coopéré avec l’agence de renseignement américaine.
À ce jour, l’Italie est le seul pays où des décisions de justice aient été rendues à l’encontre de personnes impliquées dans le programme de la CIA. En 2009, une juridiction pénale italienne a en effet condamné par contumace vingt-trois citoyens des États-Unis – tous agents de la CIA, à l’exception d’un seul – et cinq agents des services secrets italiens pour l’enlèvement, en 2003, dans une rue de Milan, d’un imam, Hassan Moustafa Oussama Nasr, aussi connu sous le nom d’Abou Omar, et sa remise à l’Égypte.
La justice a également marqué des avancées en Allemagne et au Royaume-Uni. Ainsi, en 2007, des procureurs munichois ont lancé des mandats d’arrêt contre treize agents de la CIA et les ont transmis à Interpol. Toutefois, sous la pression de son allié américain, le Gouvernement allemand a refusé jusqu’à présent de demander leur extradition. Au Royaume-Uni, des juges ont imposé au Gouvernement l’obligation d’accorder une forte indemnisation à seize personnes qui accusaient les forces de sécurité britanniques d’avoir facilité leur transfert à l’étranger, où elles avaient été torturées. À ce jour, le Gouvernement britannique nie toute responsabilité dans cette affaire.
La Suède a décidé, elle aussi, de verser une indemnisation pour son implication dans la restitution extraordinaire de deux demandeurs d’asile égyptiens.
Dans les autres pays, les rares procédures engagées n’ont guère donné de résultats.
En Pologne, il a fallu attendre trois ans avant que les informations crédibles qui étaient disponibles conduisent à l’ouverture d’enquêtes. Celles-ci traînent maintenant depuis cinq ans, principalement à cause d’une ingérence politique indue dans le travail des procureurs et du manque de coopération des États-Unis. Le caractère effectif des enquêtes a plusieurs fois été mis en doute, y compris par Dick Marty dans son troisième rapport sur le programme de détentions et de restitutions de la CIA, qui a été adopté en 2011 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
La Lituanie, qui préside actuellement le Conseil de l’Union européenne, n’est pas allée aussi loin. En 2011, le Procureur général a mis fin à une enquête pénale d’un an sans retenir aucun motif d’inculpation. Malgré les informations complémentaires données par des ONG internationales de défense des droits de l’homme et malgré une résolution de 2012 du Parlement européen invitant les autorités lituaniennes à rouvrir l’enquête pénale sur l’implication de la Lituanie dans le programme de la CIA, rien n’a encore été entrepris. Des doutes quant au caractère rapide, complet et approfondi des enquêtes ont également été exprimés par le Comité européen pour la prévention de la torture dans un rapport de 2011, dans lequel il fait remarquer que la Lituanie n’a pas communiqué les renseignements spécifiques requis pour déterminer si le procureur avait mené l’enquête de manière effective.
En Roumanie, le gouvernement et le parlement (qui s’est contenté d’une enquête superficielle) ont toujours nié l’existence de cas de détention secrète, en dépit des éléments fiables figurant notamment dans le rapport de 2007 de Dick Marty et en dépit du mémorandum envoyé par mon prédécesseur, Thomas Hammarberg, au Procureur général de la Roumanie en mars 2012.
D’autres pays, dont l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, Chypre, la République tchèque, la Géorgie, la Grèce, l’Islande, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, la Turquie et le Royaume-Uni, doivent encore rendre compte de toute l’étendue de leur coopération au programme illégal des États-Unis, notamment des aspects suivants : l’utilisation de leur espace aérien et de leurs aéroports pour des vols de restitution, l’arrestation d’individus, remis ensuite à des agents américains, la participation de ces pays à des interrogatoires et leur connaissance des opérations de détention secrète et de restitution extraordinaire.
Établir les responsabilités
Il est impératif de prendre d’urgence des initiatives politiques et judiciaires dans les États membres pour lever le voile que les gouvernements avaient jeté sur leurs responsabilités.
En particulier, la Pologne doit mener les enquêtes à terme, rendre leurs conclusions publiques et traduire les responsables en justice, même si se trouvent parmi eux des personnalités de haut rang.
Il incombe à la Lituanie, à la Roumanie et aux autres pays qui doivent encore clarifier leur rôle, de mener des enquêtes sérieuses, indépendantes et effectives.
L’Allemagne doit donner suite aux mandats d’arrêt de 2007, tandis que le Royaume-Uni doit clarifier son rôle, y compris en publiant le rapport de Sir Peter Gibson sur l’implication du pays dans les opérations de restitution et les actes de torture.
Il ne faut pas que les pays européens soient seuls face à cette tâche. L’Union européenne doit les épauler et peser de tout son poids pour convaincre les États-Unis de coopérer pleinement aux enquêtes et notamment de faire en sorte que les autorités policières et judiciaires compétentes en Europe puissent entendre Al Nashiri et Abu Zubaydah.
Enfin, tous les États membres du Conseil de l’Europe doivent veiller à ce que les activités des agences de renseignement soient soumises à une surveillance indépendante et à un contrôle juridictionnel.
Le programme de restitutions et de détentions secrètes de la CIA n’est pas seulement une erreur politique : c’est avant tout une violation grave des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Maintenir l’impunité revient à cautionner des agissements contraires aux principes de la démocratie et de la prééminence du droit et à bafouer la mémoire des victimes et les valeurs au nom desquelles a été menée la lutte contre le terrorisme. Il est grand temps de rétablir la vérité.
Nils Muižnieks