Demain 5 juin, on célébrera la Journée mondiale de l’environnement. Cet événement annuel, institué par les Nations Unies pour sensibiliser le public aux problèmes environnementaux les plus pressants, est consacré cette année à la pollution de l’air. On ne saurait trop insister sur l’urgence de combattre ce fléau : selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 9 personnes sur 10 dans le monde respirent un air pollué, et la pollution est à l’origine d’un tiers des décès par accident vasculaire cérébral, maladie cardiovasculaire ou maladie respiratoire. L’Agence européenne pour l’environnement estime que la pollution atmosphérique cause près d’un demi-million de décès prématurés chaque année dans la seule Union européenne, et l’OMS, qu’elle réduit de presque une année l’espérance de vie de chaque Européen. L’épaisse couche de brouillard de pollution (« smog ») qui recouvre les villes européennes est un exemple que beaucoup d’entre nous ne connaissent que trop bien : outre ma ville natale de Sarajevo, les villes de Katowice, Pristina et Skopje figurent régulièrement parmi les villes les plus polluées d’Europe, voire du monde. Chez les enfants, la pollution atmosphérique est à l’origine d’allergies et de maladies respiratoires telles que l’asthme, comme le montrent des recherches menées dans des crèches et des écoles en Europe.
L’air n’est pas le seul problème : qu’en est-il des autres éléments dont dépend notre existence ? En Europe, on pense souvent qu’il suffit d’ouvrir le robinet pour obtenir de l’eau potable. Or nos ressources en eau subissent une pression croissante liée à la pollution, à la croissance démographique et à l’urbanisation. En Grèce, au Portugal ou en Espagne, des régions entières sont touchées par de graves sécheresses et de violents incendies, tandis que des villes comme Barcelone ou Londres souffrent d’un manque d’eau, tout cela aggravé par le changement climatique.
Notre santé, notre sécurité alimentaire et notre habitat sont également menacés par une mauvaise gestion des déchets et des matières toxiques, qui polluent l’eau et le sol, empoisonnent les cultures et peuvent accroître l’incidence de cancers et de troubles endocrinologiques. Les populations défavorisées ont tendance à être davantage touchées par ce phénomène, comme en témoigne la situation décrite par mes prédécesseurs dans les campements roms de Pata-Rât, en Roumanie, ou au nord de Mitrovica, au Kosovo* ; mais les déchets toxiques ont souvent des effets préjudiciables sur la population tout entière, comme c’est le cas dans la Terra dei Fuochi en Italie. Par ailleurs, l’Europe connaît, comme ailleurs dans le monde, un déclin rapide de la biodiversité.
Les faits qui précèdent m’amènent à une double conclusion : premièrement, la dégradation de l’environnement à laquelle nous sommes exposés dans notre vie quotidienne peut entraîner de très graves et durables violations des droits de l’homme tels que le droit à la vie, à la santé, au respect de la vie privée et du domicile ; deuxièmement, afin de protéger ces droits, nous devons de toute urgence nous préoccuper plus sérieusement de l’environnement dans lequel nous vivons.
Dégradation de l’environnement et droits de l’homme : les obligations des Etats
Les organes du Conseil de l’Europe qui veillent à la mise en œuvre de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte sociale européenne ont produit une vaste jurisprudence qui définit les obligations des États parties en matière d’environnement. L’environnement n’est pas expressément mentionné dans la Convention, mais la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) a clairement établi que certaines formes de dégradation environnementale peuvent entraîner des violations de droits tels que le droit à la vie, le droit au respect de la vie privée et familiale, l’interdiction de traitements inhumains ou dégradants et le droit de jouir paisiblement de son domicile. En outre, le Comité européen des droits sociaux a jugé, dans son interprétation du droit à la santé garanti par la Charte, que celui-ci comprend le droit à un environnement sain.
Il ressort de la jurisprudence de la Cour que les États sont tenus non seulement d’enquêter sur les violations de droits et d’indemniser les victimes, mais aussi de prévenir de telles violations, y compris en prenant des mesures générales et de précaution visant à pallier de manière systématique aux risques environnementaux.[1] Cela peut impliquer, par exemple, de réaliser des études sur de tels risques, de contrôler la qualité de l’air et de l’eau, d’adopter une réglementation environnementale et d’élaborer des plans d’urgence. Dans certaines circonstances, ces obligations s’appliquent également à la lutte contre la pollution causée par des tiers, tels que des entreprises privées.[2] Le Comité européen des droits sociaux a, quant à lui, estimé que les États parties doivent s’efforcer d’éliminer la pollution dans un délai raisonnable et avec les ressources dont ils disposent, en prenant des mesures concrètes et en mesurant les progrès accomplis.
Il est important de noter que les États doivent également prévoir l’existence de procédures permettant aux personnes concernées d’agir en cas de dégradations environnementales. Les citoyens doivent notamment avoir le droit de recevoir des informations sur les questions environnementales, de participer aux décisions ayant des incidences sur l’environnement et de disposer de recours effectifs en justice. Ces droits, qui sont garantis par la Convention d’Aarhus[3] de 1998, ont également été confirmés par la jurisprudence de la Cour.[4]
Les normes énoncées par les organes du Conseil de l’Europe s’inscrivent dans un vaste ensemble d’instruments juridiques internationaux (Déclaration de Stockholm de 1972, Déclaration de Rio de 1992, Accord de Paris de 2015), de décisions rendues par d’autres juridictions internationales et régionales[5], et de recommandations émises par différents organes internationaux de suivi des droits de l’homme. Les 16 principes-cadres relatifs aux droits de l’homme et à l’environnement présentés en 2018 par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et l’environnement donnent un aperçu des obligations des États dans ce domaine.
Une dynamique en plein essor : initiatives visant à faire valoir les droits liés à un environnement sain
Je trouve encourageant de constater que de nombreuses personnes, motivées par un sentiment d’urgence imminente, s’engagent dans des initiatives variées pour faire valoir leurs droits relatifs à un environnement propre et sain, notamment en faisant usage de leur droit à la liberté d’expression et de réunion. Actuellement, l’exemple le plus remarquable de cette dynamique est la mobilisation des jeunes du monde entier qui, comme la militante suédoise Greta Thunberg, manifestent en grand nombre dans le cadre du mouvement « Fridays for Future » (« Vendredis pour l’Avenir »).
Les affaires judiciaires visant à contraindre les gouvernements et les entreprises à respecter les droits de l’homme liés à un environnement propre et sain commencent également à porter des fruits. La décision de justice récemment obtenue par l’ONG Urgenda aux Pays-Bas a trouvé un large écho dans la presse : dans cette affaire, une cour d’appel néerlandaise a estimé que les mesures prises par le gouvernement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre étaient insuffisantes, fondant son raisonnement sur les obligations de l’État en matière de droit à la vie et de droit à la vie privée et familiale.
Dans de nombreux États membres, les structures nationales des droits de l’homme travaillent également sur les droits de l’homme liés à l’environnement, en traitant des plaintes individuelles, en examinant et signalant des violations des droits de l’homme liés à l’environnement, et en encourageant une approche fondée sur les droits dans les politiques environnementales. Dans les Balkans, un réseau de médiateurs a été créé en 2017, avec pour objectif d’encourager la coopération régionale dans le domaine de l’environnement.
Protéger les défenseurs de l’environnement et accroître leur pouvoir d’action
Les défenseurs des droits de l’homme liés à l’environnement contribuent de façon décisive à la défense des victimes et à la prise en compte de ces droits dans les politiques gouvernementales. Néanmoins, ils comptent parmi les défenseurs les plus exposés au risque de répression et d’intimidation. Je constate avec préoccupation que dans toute l’Europe, des militants environnementaux pacifiques ont été empêchés de participer à des sommets sur l’environnement, assignés à résidence, placés sous surveillance, agressés physiquement, et se voient appliquer des lois qui les empêchent de faire leur travail. Bien trop souvent, les décideurs politiques les ignorent tout simplement. Cela ne peut plus durer.
Les États doivent assurer la sécurité des défenseurs des droits de l’homme liés à l’environnement et veiller à ce que ceux-ci puissent accomplir leur mission sans entrave, comme le souligne une résolution récemment adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. De même, les dirigeants politiques doivent éviter de tenir un langage propre à stigmatiser les défenseurs de l’environnement ou à discréditer leur action.
L’heure est à l’action
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a récemment lancé l’avertissement suivant: « la dégradation de l’environnement, le changement climatique et le développement non durable comptent parmi les menaces les plus imminentes et les plus graves qui pèsent sur le droit à la vie des générations actuelles et futures ». L’urgence de la situation, l’interdépendance entre les droits de l’homme et l’environnement ainsi que les normes s’imposant aux États sont claires. Il faut maintenant tourner la page de la mauvaise gouvernance et des politiques politiciennes à courte vue : il faut agir pour préserver notre avenir.
Les États doivent adopter -- et appliquer -- des politiques et des mesures ambitieuses pour préserver l’environnement et la biodiversité, lutter contre la pollution de l’air, de l’eau et du sol, atténuer le changement climatique et gérer correctement les déchets. Dans ce contexte, ils doivent apporter une attention particulière à la protection des droits des personnes les plus vulnérables, notamment les enfants et les groupes de population défavorisés économiquement ou marginalisés, qui ont tendance à être davantage touchés par la dégradation de l’environnement. Une nouvelle approche s’impose : non pas une approche au cas par cas qui ne ferait que réagir aux plaintes individuelles, mais une approche préventive, s’inscrivant au niveau national et local, et fondée sur les normes du Conseil de l’Europe relatives aux droits de l’homme. Cela implique aussi de veiller à ce que les politiques environnementales s’accompagnent de mesures visant à protéger les droits des personnes qu’elles pourraient impacter négativement, y compris le droit au travail et à des conditions de vie décentes pour ceux qui travaillent dans les mines ou les industries lourdes, par exemple. Il est extrêmement important que les gouvernements s’attachent à sensibiliser et éduquer les citoyens dès le plus jeune âge à la nécessité de préserver l’environnement. Ils doivent en outre veiller à ce que les citoyens puissent exercer leurs droits à l’information, à la participation et à l’indemnisation, et s’engager en ce sens en ratifiant la Convention d’Aarhus.
Les pays européens ne doivent pas négliger le fait que la pollution émise en Europe a des incidences sur les droits de l’homme dans d’autres parties du monde. L’Europe doit s’efforcer de montrer l’exemple en agissant de manière résolue afin de prévenir les violations des droits de l’homme causées par le changement climatique.
Je considère que le Conseil de l’Europe a un rôle important à jouer pour aider les États membres à prévenir les violations de la Convention européenne des droits de l’homme résultant de dommages environnementaux. L’Organisation devrait insister pour que les arrêts de la Cour concernant des droits liés à l’environnement soient rapidement mis à exécution.
Enfin, j’encourage tous les États membres du Conseil de l’Europe à soutenir les efforts qui sont menés actuellement pour obtenir la reconnaissance officielle du droit à un environnement sain au niveau des Nations Unies.[6] Comme expliqué plus haut, de nombreux éléments constitutifs de ce droit sont bien établis. Plus de 25 États membres du Conseil de l’Europe l’ont d’ores et déjà inscrit dans leurs constitutions. La reconnaissance internationale du droit à un environnement sain aiderait à énoncer clairement l’état du droit en la matière, à placer la qualité de l’environnement sur un pied d’égalité avec les autres objectifs prioritaires des politiques sociales, et à sensibiliser le public à l’immense impact de la pollution sur les droits de l’homme.
En tant que Commissaire aux droits de l’homme, je compte apporter ma contribution, notamment en examinant les violations des droits de l’homme causées par la dégradation de l’environnement. La dégradation de l’environnement et la souffrance humaine sont deux aspects d’un même problème. La protection des droits de l’homme doit donc aller de pair avec la protection de l’environnement. Mettons-nous au travail pour nettoyer ensemble notre maison commune.
Dunja Mijatović
[1] Voir par exemple Tătar c. Roumanie (2009).
[2] Voir par exemple López Ostra c. Espagne (1994).
[3] La Convention de la CEE-ONU sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement (Convention d’Aarhus) a été ratifiée par 47 États dont 41 sont membres du Conseil de l’Europe. Six États membres (Andorre, Liechtenstein, Monaco, Fédération de Russie, Saint-Marin et Turquie) ne l’ont pas encore ratifiée.
[4] Voir par exemple Guerra et autres c. Italie (1998), Giacomelli c. Italie (2006), Di Sarno c. Italie (2012), Öneryildiz c. Turquie (2004) et Fadeïeva c. Russie (2005).
[5] Voir, par exemple, Cour Interaméricaine des Droits de l’homme, Avis No 23, 2017, résumé officiel.
[6] Différentes possibilités s’offrent pour cela, notamment l’adoption d’une résolution par le Conseil des droits de l’homme ou l’Assemblée générale des Nations Unies, ou l’adoption du Pacte mondial pour l’environnement proposé par la France, comme l’a expliqué le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et l’environnement.