En mai 2013, une campagne menée notamment par « Women, Action and the Media » et « Everyday Sexism Project » a attiré l’attention des citoyens du monde entier sur la question des contenus de médias sociaux qui font l’apologie de la violence à l’encontre des femmes. Ces médias avaient par exemple véhiculé la photographie d’une célèbre chanteuse, le visage ensanglanté et marqué par les coups, accompagnée d’une légende vantant la brutalité de son compagnon. Cette campagne a poussé Facebook à réagir et à mettre à jour sa politique en matière de discours de haine, qui tient désormais davantage compte d’une forme de discours souvent négligée, le discours de haine dirigé contre les femmes.
Ce discours de haine prolifère, notamment sur internet, et chaque jour voit son lot d’appels à la violence à l’encontre des femmes et de menaces de mort, de sévices sexuels ou de viols.
Le cas le plus fameux est sans doute celui de Malala Yousafzai, une jeune fille pakistanaise, qui, après avoir survécu à une tentative de meurtre perpétrée en raison de sa prise de position en faveur des droits des femmes, a dû faire face à une campagne hostile menée contre elle sur internet. Malala est désormais un symbole de la lutte des femmes partout dans le monde, y compris en Europe. De fait, d’autres affaires récentes nous rappellent à quel point il serait erroné de croire que le discours de haine à l’encontre des femmes n’existe pas en Europe.
Il y a quelques jours à peine, une enquête a ainsi été ouverte au Royaume-Uni au sujet de deux fonctionnaires de police qui avaient tenu des propos dégradants à l’égard d’une jeune femme de 19 ans, qui souhaitait déposer plainte pour violences domestiques.
En Italie, la présidente du Parlement, Laura Boldrini, a été à plusieurs reprises la cible d’un discours de haine depuis son investiture ; récemment encore, le chef du mouvement Cinq Étoiles, un groupe politique qui avait obtenu un quart des voix lors des dernières élections législatives, a publié un article clairement misogyne sur son blog, qui a été repris par son compte dans les médias sociaux, ainsi que par les comptes de ses parlementaires, et a occasionné des commentaires violents et insultants contre elle.
Par ailleurs, les cas de journalistes femmes qui, partout en Europe, ont fait l’objet de menaces explicites fondées sur des considérations de genre, sont légion. Nombre d’entre elles se sont senties contraintes de quitter la blogosphère.
Il ne s’agit là que de quelques exemples d’un phénomène bien plus ample et sous-estimé, qu’il convient de combattre d’urgence.
Les normes internationales
Les dispositions du droit international des droits de l’homme qui visent à lutter contre le discours de haine prennent généralement en compte les motivations en rapport avec la haine raciale, ethnique et religieuse, comme c’est le cas du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Au niveau européen, le discours de haine, selon la définition retenue par le Conseil de l’Europe, englobe toutes les formes d’expression qui propagent, promeuvent, justifient ou incitent à la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration. Bien que cette définition mentionne un certain nombre de groupes fréquemment considérés comme des cibles du discours de haine, cette liste ne se veut pas exhaustive et ne limite pas les cibles éventuelles à ces seuls groupes.
Ce point de vue a été clairement affirmé en 2011, lorsque le Conseil de l’Europe a ouvert à la signature la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), qui impose aux États parties d’interdire le harcèlement sexuel, notamment le « comportement non désiré [par la victime], verbal, non-verbal ou physique, à caractère sexuel ». La Convention met également en avant la participation du secteur privé et des médias et fait obligation aux États parties de trouver le moyen d’encourager les sociétés privées et les médias à définir eux-mêmes des normes d’autorégulation, par exemple pour restreindre toute forme de violence verbale ou physique à l’encontre des femmes, ce qui devrait englober le discours de haine fondé sur le genre, ainsi que toute incitation à la violence à l’encontre des femmes. Le texte fait ici obligation aux gouvernements de mettre en place des mesures incitatives ou d’encourager sous d’autres formes les acteurs du secteur privé à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour s’assurer qu’aucun de leurs produits, services ou publicités ne manifestent des tendances misogynes ou ne leur offre une plate-forme sur laquelle prospérer.
Trois ans après son ouverture à la signature, la Convention d’Istanbul n’a été ratifiée que par huit États membres (Albanie, Autriche, Bosnie-Herzégovine, Italie, Monténégro, Portugal, Serbie et Turquie), un nombre insuffisant pour permettre son entrée en vigueur.
Les lignes directrices adoptées en 2013 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur l’égalité entre les femmes et les hommes et les médias énoncent un certain nombre de normes supplémentaires. Elles recommandent tout spécialement que, « s’ils ne l’ont pas déjà fait, les Etats membres devraient adopter un cadre juridique approprié visant à faire respecter le principe de la dignité humaine ainsi que l’interdiction dans les médias de toute discrimination fondée sur le sexe et de toute incitation à la haine ou à toute forme de violence fondée sur le genre ».
Les mesures nationales
La première mesure à prendre par les États membres devrait être celle de la ratification de la Convention d’Istanbul et de l’application de ses dispositions, afin de mieux encadrer l’action des autorités nationales et locales, notamment des services de police et des agents de santé, en se fondant sur quatre principes essentiels de la lutte contre la violence : la prévention, la protection, les poursuites et les politiques intégrées.
De plus, les états membres devraient interdire dans leur droit interne toute apologie de la haine fondée sur le genre qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, comme le prévoit le Pacte international relatif aux droits civils et politiques pour le discours fondé sur d’autres motivations.
Les États disposent encore d’un autre outil : la campagne du Conseil de l’Europe « Mouvement contre le discours de haine », qui prévoit des moyens de sensibilisation à ce phénomène et contribue à lutter contre lui, notamment grâce à sa page de signalement, et qui assure le suivi et la collecte des contenus haineux par les utilisateurs d’internet. Les États membres devraient participer à cette campagne et la mettre en œuvre dans le cadre de leurs mesures de lutte contre le discours de haine.
Plusieurs autres mesures peuvent être prises. Les médias classiques et les médias en ligne, par exemple, pourraient s’attacher davantage à mettre en plein jour et à marginaliser les discours sexistes.
Facebook a réagi à la campagne mentionnée plus haut en promettant de revoir ses lignes directrices, d’améliorer la formation de ses modérateurs, d’établir des voies de communication plus officielles et plus directes avec les groupes de sensibilisation et de renforcer l’obligation de rendre des comptes faite aux auteurs de contenus cruels ou indélicats, mais qui ne sont pas constitutifs d’un discours de haine. L’éducation est un autre domaine où des mesures pourraient être prises. Dans son Rapport de 2012 consacré au discours de haine, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, faisait remarquer que la première mesure décisive consistait à « s’attaquer à la censure indirecte, au sentiment d’impuissance et/ou à l’aliénation auxquels sont en proie de nombreux groupes et personnes, et à y remédier. Par exemple, dans plusieurs pays, les femmes qui critiquent publiquement, à titre individuel ou en groupe, les préceptes religieux discriminatoires ont fréquemment été la cible de harcèlement et d’intimidations graves, qui étaient à la fois le fait des autorités publiques et d’acteurs non étatiques. […] En permettant à des voix marginalisées de se faire entendre et à des points de vue moins couramment exprimés d’apparaître au grand jour, de telles initiatives contribuent de manière déterminante à susciter le débat et à améliorer la concorde sociale ».
Un signe clair
La liberté d’expression est un droit fondamental, qui doit être protégé, mais il ne s’agit pas d’un droit absolu. Certaines restrictions lui sont applicables, notamment en matière de discours de haine.
Le discours de haine à l’encontre des femmes pose problème depuis longtemps en Europe, mais on en a jusqu’ici trop peu fait état. Les États membres ont le devoir de lutter plus résolument contre ce phénomène.
Pour pouvoir le condamner avec fermeté et engager des poursuites à l’encontre de ses auteurs, il est indispensable de disposer des instruments juridiques et politiques nécessaires. Au moment où le monde célèbre la Journée internationale des femmes, le 8 mars, il importe que les dirigeants politiques et les initiateurs des courants d’opinion en Europe adressent aux citoyens un signal clair, qui souligne que le discours violent à l’encontre des femmes n’a pas sa place dans une société démocratique et qu’il ne sera pas toléré.
Nils Muižnieks