Le journalisme est un métier dangereux. Les images de journalistes blessés en marge de manifestations sont malheureusement devenues courantes en Europe, et ailleurs dans le monde. Des caméramans, des reporters, des photographes et d’autres professionnels des médias ont été agressés pendant qu’ils faisaient simplement leur travail : couvrir des rassemblements publics, y compris des manifestations, qui sont d’intérêt général. Ce qui est en jeu ici, c’est le droit de recevoir ou de communiquer des informations. Les journalistes jouent un rôle capital en rendant compte en toute indépendance de réunions publiques et en donnant des informations sur la manière dont les autorités gèrent les manifestations et répriment les troubles éventuels. Ils doivent donc avoir accès sans entraves à toutes les formes de réunion publique et pouvoir en rendre compte sans danger ni ingérence indue.
La liberté de la presse et le droit de recevoir ou de communiquer des informations
Les manœuvres visant à empêcher les journalistes et les autres professionnels des médias de rendre compte d’événements publics, ou à les gêner dans leur travail, peuvent prendre diverses formes, qui vont de la saisie ou de la destruction de leurs équipements à des intimidations et à des agressions physiques, qui se soldent parfois par des blessures graves, comme des fractures. Il arrive aussi que des journalistes soient arrêtés et placés en détention après avoir couvert des manifestations non autorisées.
J’ai récemment dénoncé des brutalités policières contre des journalistes qui couvraient des manifestations, en Fédération de Russie, en Bulgarie et en Albanie, en soulignant que les violences contre les journalistes, notamment lorsqu’elles sont exercées par des agents publics, sont contraires à l’obligation incombant aux États de garantir la liberté de la presse et la sécurité des journalistes.
La Cour européenne des droits de l’homme estime que les violences contre des journalistes, en particulier lorsqu’elles sont commises par des agents de l’État, peuvent emporter violation, non seulement de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, mais aussi de son article 10, qui protège le droit à la liberté d’expression et donc le droit de recevoir ou de communiquer des informations. Dans l’affaire Najafli c. Azerbaïdjan, par exemple, la Cour a considéré que toute mesure qui empêche des journalistes de faire leur travail peut soulever des questions sous l’angle de l’article 10 et a conclu qu’il y avait eu violation en raison du recours excessif à la force contre le requérant. Celui-ci portait un badge de journaliste sur la poitrine et avait dit aux policiers qu’il était journaliste. Peu importe que la police ait eu l’intention ou non de faire obstacle à l’activité journalistique du requérant ; ce qui importe, c’est que le journaliste a été victime d’un recours à la force inutile et excessif, bien qu’il ait clairement tenté de dire qu’il était un journaliste qui se contentait de faire son travail et d’observer la manifestation.
La Cour a aussi indiqué que la présence de journalistes lors des manifestations publiques garantit que les autorités pourront être amenées à répondre du comportement dont elles font preuve à l’égard des manifestants et du public en général, notamment des méthodes employées pour contrôler ou disperser les manifestants ou pour maintenir l’ordre public.
Une tendance inquiétante
La pandémie de covid-19 a accentué une tendance inquiétante à l’augmentation des violences contre les journalistes. Les agressions physiques de journalistes couvrant des manifestations contre les mesures de confinement, par exemple, se sont multipliées ces derniers mois.
Les violences sont souvent commises par des personnes qui assistent à la manifestation ou par les manifestants eux-mêmes. Ainsi, en Allemagne, des Querdenker qui manifestaient en novembre dernier à Leipzig ont empêché au moins 43 journalistes de faire leur travail. De nombreux journalistes ont été menacés de violences, tandis que d’autres ont été poursuivis et agressés physiquement. Toutefois, la police n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour les protéger et aurait parfois même entravé leur travail.
L’Allemagne n’est pas le seul État membre où des journalistes assurant la couverture de manifestations anti-confinement sont victimes d’agressions. Une étude récente a recensé, entre septembre et décembre 2020, au moins 58 cas dans lesquels des journalistes qui couvraient des manifestations liées à la pandémie ont été pris à partie, agressés physiquement, menacés ou intimidés, en Allemagne, mais aussi en Italie, en Slovénie, en Autriche et au Portugal. Si ces violences étaient surtout exercées par des groupes opposés au port du masque ou au confinement, ou partisans de la théorie du complot, elles étaient cependant parfois imputables à des groupes d’extrême droite, s’infiltrant dans les cortèges pour exprimer leurs propres revendications.
Le fait que, le plus souvent, les agresseurs savaient que leurs victimes, dont beaucoup portaient un badge ou tenaient une caméra, étaient des journalistes montre que l’hostilité et la défiance envers les journalistes et leur travail grandissent à mesure que les clivages s’accentuent dans la société et que la désinformation se développe. Ce climat risque d’inciter à l’autocensure : j’ai été frappée d’entendre des journalistes expliquer qu’ils avaient cessé de couvrir certains événements publics par crainte d’agressions ou de représailles.
En temps de crise, il est encore plus important de pouvoir manifester et participer à des réunions publiques pour donner son avis, exprimer ses griefs et ses aspirations, et influer sur la politique publique. Alors que la pandémie a contribué à provoquer une crise des droits de l'homme, en aggravant l’isolement, la peur et l’anxiété, les rassemblements doivent rester des lieux de débat démocratique et d’échange ; il ne faut pas qu’ils alimentent eux aussi les sentiments de peur et d’anxiété.
Violences policières
Cette tendance est encore plus inquiétante lorsque c’est la police elle-même qui commet les agressions. Dans nombre d’États membres du Conseil de l'Europe, le maintien de l’ordre lors des manifestations est devenu un motif de préoccupation, notamment à cause des restrictions instaurées pour freiner la propagation du virus et à cause de la manière dont la police fait respecter les règles applicables. À une époque où nous constatons une volonté croissante de recourir à la force pour maintenir l’ordre lors des rassemblements publics, je suis très préoccupée par les nombreuses informations faisant état d’agressions physiques commises par des membres des forces de l’ordre contre des journalistes qui couvraient des manifestations, ou d’agissements de la police destinés à empêcher des professionnels des médias de rendre compte de manifestations ou à les gêner dans leur travail.
En France, le nombre de ces cas a augmenté de manière inquiétante. Afin de traiter ce problème, le ministre de l’Intérieur a présenté, le 17 septembre 2020, le nouveau Schéma national du maintien de l’ordre, qui reconnaît la nécessité d’une « meilleure prise en compte de la présence des journalistes au sein des opérations de maintien de l’ordre, fondée notamment sur une meilleure connaissance mutuelle ». Toutefois, plusieurs syndicats et sociétés de journalistes ont critiqué le schéma parce qu’il fait la distinction entre les journalistes « titulaires d’une carte de presse, accrédités auprès des autorités », qui sont les seuls être autorisés à porter des équipements de protection, et les autres. Une autre disposition du schéma est critiquée : « le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ».
Il s’agit là de points importants, ainsi que cela est indiqué dans le Plan d’action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité, où il est précisé que « la protection des journalistes ne doit pas se limiter à ceux qui sont officiellement reconnus comme tels mais aussi bénéficier à d’autres personnes, dont les travailleurs des médias communautaires et les journalistes citoyens et autres personnes qui peuvent se servir des nouveaux médias pour atteindre leurs publics ». Des professionnels freelances et les citoyens qui rendent compte de manifestations se trouvent dans une situation de vulnérabilité particulière : en effet, dépourvus de la carte de presse qui leur permettrait de prouver leur statut, ils sont exposés à un risque plus élevé d’être agressés ou brutalisés par des policiers ou des manifestants.
De plus, dans un récent rapport du Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, il est rappelé que les journalistes ont le droit de couvrir toute forme de réunion publique, qu’elle soit légale ou non. Lors de manifestations spontanées, par exemple, qui, en principe, ne devraient pas être considérées comme illégales, il importe tout particulièrement que des journalistes soient présents car il n’est pas rare que le comportement de la police soit problématique.
Ce que les gouvernements devraient faire
Dans la Recommandation de 2016 du Conseil de l'Europe sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, il est souligné ce qui suit : « Les États membres devraient prendre en compte la nature spécifique et la valeur démocratique du rôle joué par les journalistes et autres acteurs des médias dans certains contextes particuliers, notamment en temps de crise, pendant les périodes électorales, dans les manifestations publiques et dans les zones de conflit. Dans ces contextes, il est particulièrement important que les autorités du maintien de l’ordre respectent le rôle des journalistes et autres acteurs des médias qui assurent la couverture des manifestations et autres événements. »
Afin que les professionnels des médias puissent remplir leur rôle et exercer leur droit de rendre compte des rassemblements publics sans courir de danger, les États membres pourraient prendre plusieurs dispositions.
Tout d’abord, les gouvernements et les responsables politiques devraient indiquer clairement que les attaques contre les journalistes sont inacceptables et ne resteront pas impunies.
Ensuite, les autorités devraient veiller à ce que soient menées des enquêtes rapides, approfondies et transparentes, et à ce que les coupables soient déférés à la justice, qui devrait imposer des sanctions proportionnées à la gravité de l’infraction. Si des journalistes ont été menacés, il incombe aux autorités de prendre d'urgence des mesures de protection.
En outre, les autorités devraient promouvoir la coopération entre policiers et journalistes. Il faudrait encourager le dialogue entre les autorités et les organisations de journalistes afin d’éviter les frictions ou les affrontements entre la police et les membres des médias. À cet égard, on peut citer une initiative apparemment prometteuse prise en Autriche, qui consiste à désigner, au sein de la police fédérale, des officiers référents spécialement chargés des relations avec les médias lors des manifestations (Medienkontaktbeamte ou MKB).
Notamment en période de pandémie, le maintien de l’ordre lors des manifestations devrait être fondé sur la communication et la coopération avec les organisateurs et les participants, de manière à ce que soient prises les mesures nécessaires pour assurer le respect des restrictions en vigueur (comme le port du masque et la distanciation physique), en vue de réduire le risque de contamination, d’apaiser les tensions et d’éviter l’usage de la force.
Enfin, on n’insistera jamais assez sur l’importance de la formation. Il faudrait veiller à ce que les policiers connaissent le rôle et la fonction assurés par les journalistes, en particulier durant une réunion publique. De leur côté, les journalistes et les autres professionnels des médias devraient recevoir des formations qui leur apprennent à couvrir des rassemblements publics en toute sécurité et qui les sensibilisent à la nécessité de s’identifier clairement lorsqu’ils sont en reportage, en portant une tenue sur laquelle le mot « presse » est bien lisible, par exemple.
Chacun a son rôle à jouer : les pouvoirs publics, les forces de l’ordre et les professionnels des médias.
Le droit à la liberté de réunion pacifique est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie, tout comme le droit de la population d’être informée sur les réunions publiques. La Journée mondiale de la liberté de la presse nous donne l’occasion de réaffirmer notre volonté de défendre le journalisme en tant qu’élément essentiel de l’information, considérée comme un bien public. Or, lorsque des journalistes sont agressés ou entravés dans leur travail, leur capacité à couvrir les manifestations en personne et à informer la société est fortement réduite. Pour que l’accès à l’information soit garanti, les journalistes doivent donc être protégés.
Dunja Mijatović
Références utiles
- Rapport du Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias
- Lignes directrices du BIDDH de l’OSCE et de la Commission de Venise sur la liberté de réunion pacifique
- Guide sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme – Liberté d’expression
- Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF) - Code de la liberté de la presse pour la police