Le manque de logements abordables en Europe, qui est de plus en plus souvent à la une de l’actualité, se fait aussi de plus en plus cruellement sentir et prive un nombre croissant de personnes d’un logement stable, voire de tout logement. À moins que les gouvernements européens ne prennent des mesures radicales pour inverser la tendance, cette crise continuera à s’intensifier et aggravera encore les inégalités, l’exclusion et la ségrégation.
Aujourd’hui en Europe, l’offre de logements est très inférieure à la demande, qui ne cesse d’augmenter. Dans nombre de pays, le niveau global de construction de logements est en baisse par rapport aux décennies passées, ce qui contribue à des pénuries structurelles, notamment dans les grandes villes. Les logements étant rares, les loyers et les prix augmentent, et ce, plus rapidement que les salaires dans la plupart des pays européens. Par conséquent, beaucoup de personnes doivent renoncer à habiter certains quartiers et doivent accepter des logements de médiocre qualité ou situés dans des zones où elles auront moins de chances de trouver un travail à une distance raisonnable et de pouvoir scolariser leurs enfants dans de bonnes conditions, se faire soigner correctement et satisfaire d’autres besoins sociaux fondamentaux.
Manque de logements abordables : qui est touché ?
Selon le Comité européen des Droits sociaux, un logement est d’un coût abordable lorsque le ménage qui l’occupe peut supporter les coûts initiaux, le loyer et les autres frais (factures d’énergie et charges, par exemple) sur le long terme, tout en conservant un niveau de vie minimum. Or, cela est aujourd’hui difficile pour de nombreux Européens car le coût du logement grève véritablement leur budget. Souvent, ils se retrouvent dans une situation de « surcharge des coûts du logement », qui se caractérise par le fait que le coût du logement représente plus de 40 % du revenu disponible du ménage. Par exemple, cette situation concerne environ deux personnes sur cinq en Grèce, une sur cinq en Bulgarie et une sur six au Danemark et en Allemagne.
Bien que le problème soit très répandu dans la population européenne, les coûts élevés du logement ont des effets disproportionnés sur les personnes qui sont en situation de pauvreté ou menacées par la pauvreté, y compris les « travailleurs pauvres ». Les chiffres sont éloquents. Un rapport sur les inégalités en matière de logement, publié par la Banque de développement du Conseil de l'Europe en 2017, a montré que le coût du logement représentait une charge excessive pour près d’un tiers des personnes aux revenus les plus modestes dans la zone de l’UE/EEE.
Entre 2007 et 2017, le taux moyen de surcharge des coûts du logement parmi les ménages pauvres a augmenté dans la majorité des pays de l’Union européenne. En 2017, les taux les plus élevés s’observaient en Grèce (90 %), au Danemark (75 %) et en Bulgarie (50 %). Parmi les jeunes citoyens de l’UE qui vivaient sous le seuil de pauvreté en 2017, 42 % en moyenne étaient confrontés à une surcharge des coûts du logement ; cette proportion atteignait 63 % aux Pays-Bas, 84 % au Danemark et 91 % en Grèce. La situation n’est pas plus encourageante hors de l’UE : selon une étude de l’ONU de 2017, le coût du logement en Arménie était inabordable pour la plupart des citoyens. La même année, la capitale de l’Ukraine, Kiev, occupait le deuxième rang dans le classement des villes les moins abordables établi par Bloomberg.
La disponibilité de logements et la qualité des logements sont deux questions étroitement liées. En Arménie, selon la CEE-ONU, le recensement de 2011 a montré que 16 000 personnes (soit 2 % des ménages) vivaient dans des structures impropres au logement, comme des conteneurs métalliques. Toujours selon la CEE-ONU, en Ukraine, en 2011, plus d’un million de ménages avaient besoin d’un logement, alors que la durée d’attente moyenne pour obtenir un logement social était estimée à plus de 100 ans ; l’attente serait de 20 ans en Russie. En Macédoine du Nord, 80 000 ménages auraient un logement précaire.
Logement social : désengagement de l’État et sous-financement
La pénurie de logements abordables soumet le secteur du logement social à de fortes pressions en Europe. Il est certes difficile de trouver la bonne politique à mener en matière de logement social, mais, face à l’augmentation de la demande, les États se sont contentés jusqu’ici de se défausser du problème sur les collectivités locales, sur le secteur privé, sur les sociétés de logement et sur les organisations à but non lucratif. En 2017, le montant total des dépenses consacrées par les gouvernements au logement social ne représentait que 0,66 % du PIB européen et continuait à baisser. Dans nombre de pays, l’accent a été mis sur l’augmentation des allocations de logement. Nous avons besoin d’idées neuves dans ce domaine. Une nouvelle boîte à outils mise à disposition par la « Housing Solutions Platform » présente 50 solutions innovantes qui s’appuient sur le logement social, le secteur locatif privé et des approches intégrées pour lever les obstacles financiers et politiques qui entravent l’accès au logement en Europe.
Augmentation du nombre de sans-abris et du nombre d’expulsions forcées
Ainsi que mon prédécesseur l’observait dans un document thématique de 2013 intitulé « Protéger les droits de l'homme en temps de crise économique », la crise de 2008 et la montée du chômage ont fait augmenter fortement le nombre de personnes expulsées et de sans-abris dans beaucoup de pays européens. Si les lois de protection des locataires font souvent office de filet de protection, elles semblent toutefois généralement insuffisantes pour lutter contre le problème. Les éditions 2017 et 2018 du rapport sur le mal-logement en Europe, publiées par la Fédération européenne des organisations nationales travaillant avec les sans-abris (FEANTSA) et par la Fondation Abbé Pierre, font état d’une augmentation du nombre de sans-abris dans tous les pays de l’UE/EEE étudiés, à l’exception de la Finlande et de la Norvège. La baisse du nombre de sans-abris observée dans ces deux pays a été attribuée à la mise en œuvre de stratégies à long terme qui favorisent une coopération fructueuse entre l’État, les autorités locales et les acteurs locaux, et qui considèrent la privation de logement comme une violation des droits de l'homme.
Il a été observé que l’augmentation du nombre de personne sans domicile touchait particulièrement les migrants, les jeunes, les femmes, les familles et les enfants. Dans son rapport de 2018, la FEANTSA note que les enfants deviennent le groupe le plus représenté parmi les personnes accueillies dans les hébergements d’urgence. En 2015, les enfants constituaient un tiers des personnes sans domicile que comptait l’Irlande ; entre 2014 et 2017, le nombre d’enfants sans domicile y a augmenté de 276 %. Au Royaume-Uni, le nombre d’enfants sans domicile hébergés de manière temporaire a augmenté de 40 % au cours de la même période. S’agissant de la Russie, les chiffres disponibles semblent varier considérablement ; selon certaines estimations, les enfants sans abri se comptaient par centaines de milliers en 2010, tandis que d’autres sources laissent penser que leur nombre pourrait être encore plus élevé. Lors de sa mission en Serbie de 2015, la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le logement convenable a souligné que, faute d’une protection suffisante des locataires et faute d’accès au logement social, certains groupes vulnérables, dont les jeunes, étaient exposés au risque de mal-logement et d’exclusion.
Face à l’augmentation du nombre de sans-abris, les États adoptent souvent une approche punitive et à courte vue, par laquelle ils tentent – bien à tort – de dissimuler le problème. Lors de sa visite en Hongrie de 2014, mon prédécesseur a soulevé le problème des décisions, prises par l’État et des autorités locales, d’interdire de dormir dans les lieux publics sous peine d’amende ; des amendes avaient effectivement été imposées à plus d’un millier de personnes, dont certaines avaient même été emprisonnées, faute d’avoir pu payer leur amende. Il a observé des interdictions similaires lors de sa visite en Norvège de 2015. Plus récemment, au Royaume-Uni, des médias ont indiqué que le nombre global de personnes dormant dans la rue continuait à augmenter ; certaines villes interdisaient leur centre aux sans-abris et leur imposaient des amendes.
Les institutions européennes sont intervenues dans certains cas liés à des expulsions forcées. La Cour européenne des droits de l'homme a notamment souligné la nécessité de ménager un juste équilibre entre l’intérêt des propriétaires et l’intérêt général de la collectivité consistant à fournir suffisamment de logements aux plus démunis. À certaines occasions, la Cour est même intervenue en dernier recours pour des familles menacées d’une expulsion imminente. Dans plusieurs décisions, le Comité européen des Droits sociaux a énoncé les garanties qui doivent s’appliquer en cas d’expulsion : respecter la dignité des personnes ; ne pas procéder à des expulsions la nuit ni en hiver ; prendre des mesures pour reloger ou aider financièrement les personnes concernées. Dans sa jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne, pour sa part, a souligné que le juge national doit pouvoir suspendre ou annuler une procédure d’expulsion si les droits des occupants n’ont pas été respectés (par exemple, si les conditions d’un prêt hypothécaire sont abusives). Ces interventions apportent certes une protection utile, mais les États devraient commencer par éviter que se produisent de telles situations d’urgence, concernant notamment des familles et des enfants.
La voie à suivre
Dans une émouvante introduction à son rapport de janvier 2018, la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le logement convenable, Leilani Farha, s’exprimait ainsi : « Nous vivons une période particulièrement difficile. Globalement, les conditions de logement sont très mauvaises. Le nombre de personnes sans-abri augmente, y compris dans les pays riches ; les expulsions restent toujours aussi fréquentes ; (…) et dans de nombreuses villes, les logements ne sont tout simplement pas abordables, même pour la classe moyenne. »
Son appel mérite toute notre attention. Nous devons prendre pleinement conscience de l’ampleur et de l’urgence du problème que connaît l’Europe dans le domaine du logement, qui figure parmi les besoins humains les plus fondamentaux. Ainsi que cela a été démontré plus haut, cette crise touche la population dans son ensemble et alimente un sentiment d’incertitude et de précarité. En négligeant de traiter le problème, on risque d’attiser encore les tensions sociales.
Les obligations des États de réaliser pleinement le droit au logement ne se limitent pas à apporter des solutions en cas d’urgence ou dans des situations individuelles. Il est indispensable que les gouvernements manifestent une réelle volonté politique d’adopter des solutions durables, à long terme et inclusives, conformément à l’objectif de développement durable inscrit dans le Programme 2030 de l'ONU et consistant à assurer l’accès de tous à un logement adéquat et sûr, à un coût abordable, d’ici à 2030. Loin d’être un simple bien marchand, le logement est un droit de l'homme. Il devrait figurer en tête des priorités politiques en Europe.
- Premièrement, les États membres qui ne l’ont pas encore fait devraient rapidement accepter d’être liés par l’article 31 de la Charte sociale européenne (révisée), qui traite du droit au logement. Sur les 34 États membres ayant ratifié la Charte, seuls 10 ont accepté son article 31, tandis que quatre autres ont accepté d’être liés par certaines dispositions seulement de cet article.
- Deuxièmement, les États devraient adopter et mettre en œuvre des stratégies nationales durables en matière de logement, assorties d’objectifs clairs visant à éliminer l’état de sans-abri ; ce faisant, les États devraient tirer le meilleur parti des ressources disponibles, établir des mécanismes fiables et indépendants pour suivre les progrès, et examiner de près l’impact de ces stratégies.
- Troisièmement, les États devraient augmenter les investissements dans des logements sociaux et abordables, en vue d’éradiquer la surcharge des coûts du logement, notamment parmi les groupes défavorisés et vulnérables.
- Quatrièmement, les États devraient adopter d’urgence des mesures à long terme pour prévenir et éradiquer l’état de sans-abri, notamment parmi les enfants et les autres groupes défavorisés et vulnérables. Lors de l’adoption et de la mise en œuvre de ces mesures, les États devraient solliciter la participation de tous les acteurs concernés, s’attacher à respecter la dignité humaine des personnes sans abri et garder à l’esprit que la privation de logement est une violation des droits de l'homme.
Dunja Mijatović
Ressources utiles :
- Charte sociale européenne (révisée) de 1996, STE n° 163
- « Protéger les droits de l'homme en temps de crise économique », Commissaire aux droits de l'homme, Document thématique, 2013
- « Le droit au logement : Le devoir de veiller à un logement pour tous », Commissaire aux droits de l'homme, Document thématique, 2008
- « Personne ne devrait être réduit à l’état de sans abri – disposer d’un logement décent est un droit », Commissaire aux droits de l'homme, Point de vue, 2007, in : Hammarberg, T., « Droits de l'homme en Europe : la complaisance n’a pas sa place », p. 222
- Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur le logement convenable en tant qu'élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet égard, Lignes directrices relatives à la réalisation du droit à un logement convenable,
- HCDH, Le droit à un logement convenable - Boîte à outils
- « 4e regard sur le mallogement en Europe 2019 », rapport de la FEANTSA, 2019
- « Housing inequality in Europe: Tackling inequalities in Europe: the role of social investment », rapport de la Banque de développement du Conseil de l'Europe (CEB), 2017
- « The State of Housing in the EU », rapport de l’observatoire de Housing Europe, 2019
- Base de données sur le logement abordable, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)
- « 50 Out-of-the-Box Housing Solutions to Homelessness & Housing Exclusion », boîte à outils, European Housing Solutions Platform
- Recommandation CONF/PLE(2019)REC1 relative au droit au logement décent pour tous, Conférence des OING, 10 avril 2019