Dans quelques jours, nous commémorerons la liquidation du « camp familial tsigane » d’Auschwitz-Birkenau où, le 2 août 1944, 2 897 personnes furent conduites dans les chambres à gaz pour y être exterminées. Quelques mois plus tôt, le 16 mai 1944, les détenus du « camp tsigane » avaient refusé d’obéir aux ordres des soldats SS venus pour les tuer. Aujourd’hui encore, le soulèvement des Roms et la liquidation du « camp tsigane » restent peu connus des sociétés européennes.
Un trou noir dans l’histoire européenne qui fait obstacle à la compréhension du présent
La connaissance de l’histoire des Roms en Europe est indispensable pour comprendre la situation actuelle. Si de nombreuses personnes que j’ai rencontrées ont des opinions sur les Roms, rares sont celles qui connaissent leur histoire. Par exemple, la plupart ne savent pas qu’à partir de 1501, les Roms, bannis du Saint-Empire romain germanique, peuvent être pris et tués par n’importe quel citoyen. En France, Louis XIV prend une ordonnance en 1666, qui impose d’envoyer les Tsiganes de sexe masculin aux galères à vie sans procès, de stériliser leurs femmes et d’enfermer leurs enfants dans des hospices. L’Espagne décide en 1749 de faire prisonniers tous les Roms dans une opération connue sous le nom de « Grande rafle des Gitans ». Dans une partie de la Roumanie actuelle (Valachie et Moldavie), les Roms sont soumis à l’esclavage entre le XIVe siècle et 1856. L’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse impose une politique d’assimilation très dure qui consiste entre autres à enlever les enfants à leurs parents.
Plus récemment, des enfants roms et yéniches ont été enlevés de force à leurs familles en Suisse au prétexte que leurs parents n’étaient pas capables de les éduquer en bon citoyens. De même, on ne sait guère qu’en France, les Roms détenus dans des camps sur le territoire français pendant la Deuxième guerre mondiale sont restés dans certains cas en détention dans des conditions déplorables jusqu’à la fin de 1946 ou que les survivants roms des camps de concentration nazis ont été abandonnés sans aucune aide et privés de leur nationalité bien après 1945.
Le « Pharrajimos » - Holocauste des Roms – mis en œuvre pendant la Deuxième guerre mondiale fut le sommet de ces politiques d’exclusion, d’élimination et d’assimilation forcée. Environ 90 % de la population rom de certains pays a disparu à la suite des massacres et des déportations dans des camps de concentration. Mais, 70 ans après la fin de la guerre, le travail de mémoire sur le sort des Roms est encore lacunaire. Mon rapport sur la République tchèque (2013), par exemple, rappelle qu’il y a toujours une porcherie sur le site de l’ancien camp de travail de Lety, où les Roms étaient détenus pendant la Deuxième guerre mondiale avant d’être déportés à Auschwitz.
Il est très inquiétant que certains responsables politiques appartenant à des partis traditionnels se soient permis, dans le contexte de la montée du populisme en Europe, de cautionner publiquement l’Holocauste des Roms. En plus de banaliser certaines des violations des droits de l'homme les plus atroces du passé, ce genre de discours renforce et légitime le racisme anti-rom actuel.
Quand on a à l’esprit ce passé tragique, on comprend mieux pourquoi certains Roms ont du mal aujourd’hui à faire confiance aux sociétés majoritaires et aux institutions publiques. On ne peut négliger le lourd héritage des pratiques passées de stérilisation forcée, d’enlèvement d’enfants et de profilage ethnique quand on considère les relations que les communautés roms ont aujourd‘hui avec la police ou les administrations publiques en général.
L’ignorance du passé engendre la perpétuation des violations des droits de l'homme
Dans plusieurs Etats, la stérilisation forcée des femmes roms est une pratique ancienne, accompagnée d’une rhétorique eugéniste sur une prétendue « menace de croissance démographique des Roms », qui a fait le lit de cette grave violation des droits de l'homme. Des cas sporadiques sont encore signalés au XXIe siècle. La Suède et la Norvège ont récemment créé des commissions pour enquêter sur les abus passés, notamment la stérilisation forcée, et pour faciliter la réparation et la réconciliation. En 2009, le Gouvernement tchèque a présenté ses excuses aux victimes de la stérilisation forcée. Il n’en reste pas moins que d’autres pays n’ont pas encore reconnu leur responsabilité ni accordé de réparation adéquate aux victimes ou sanctionné les responsables de cette violation des droits fondamentaux.
L’enlèvement des enfants roms à leurs familles, pratique ancienne visant à éradiquer la culture rom, s’inscrit aussi dans une certaine continuité historique. Si certains pays ont reconnu la nocivité de cette pratique, le nombre d’enfants roms placés sous la tutelle de l’Etat reste disproportionné dans beaucoup d’autres. Lors de mes visites en Roumanie, en Bulgarie et en Norvège, j’ai constaté que les enfants roms semblent souvent être placés à cause de la situation socioéconomique de leur famille, ce qui est contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Dans de nombreux pays, les Roms font en outre l’objet d’un profilage ethnique constant par la police dans le but, prétendument, de prévenir la criminalité, de protéger la santé et la sûreté ou de contrôler les migrations. Depuis la Deuxième guerre mondiale, la pratique qui consister à enregistrer les Roms dans des registres spéciaux a une connotation particulièrement négative pour ceux-ci. Pour autant, elle refait fréquemment surface. Par exemple, l’Italie a procédé en 2008 à un recensement des Roms vivant dans des campements pour « nomades », qui comprenait la prise d’empreintes digitales. En 2014, un registre tenu par la police de la Suède du sud comprenant les noms de plus de 4 000 Roms a provoqué un émoi considérable. Le profilage ethnique est aussi utilisé pour imposer des restrictions illégitimes à la liberté de circulation des Roms. C’est ce que disait notre document thématique publié en 2013 sur le droit de quitter un pays, en faisant état d’interdictions de sortie et de confiscation de passeports visant des ressortissants prétendument d’origine ethnique rom dans certains pays des Balkans occidentaux afin de les empêcher de voyager à l’étranger.
Des pratiques anciennes de contrôle policier ont aussi des conséquences durables sur la situation juridique des Roms. Pendant ma visite en France, je me suis inquiété du fait que les Gens du voyage français étaient encore soumis à des dispositions légales exceptionnelles et à l’obligation d’être munis d’un livret de circulation interne, découlant de politiques remontant au début du XXe siècle. Je salue le processus de réforme législative en cours qui vise à supprimer ces livrets de circulation et autres dispositions discriminatoires. Dans plusieurs pays, la persistance de l’apatridie au sein des communautés roms rappelle aussi de manière préoccupante d’anciennes interdictions privant les Roms de tous leurs droits.
Enfin, il importe de se souvenir que les politiques généralisées d’ évacuation, d’expulsion et de ségrégation auxquels les Roms sont constamment soumis dans de nombreux pays européens perpétuent les politiques passées visant à se débarrasser des Roms ou à les garder sous étroite surveillance. J’ai soulevé ces graves problèmes de droits de l'homme en République tchèque, en France, en Italie, au Portugal, en Roumanie et dans « l’ex-République yougoslave de Macédoine ».
L’avenir
Il importe de bien faire connaître cette histoire d’exclusion et de persécution des Roms en Europe mais aussi leur contribution à l’histoire et à la culture européennes, pour remplacer les mythes ancestraux et les préjugés profondément ancrés par un récit s’appuyant sur des connaissances solides et une bonne compréhension du passé. Ce n’est pas seulement une question de respect et de justice mais aussi un moyen indispensable pour lutter contre l’antitsiganisme croissant.
Des gestes significatifs ont été faits par des responsables politiques dans plusieurs Etats membres : en 2015, le Premier ministre norvégien a présenté des excuses aux Roms d’Oslo pour les politiques menées pendant la Deuxième guerre mondiale. En mai 2015, le Président français a honoré la mémoire des Roms détenus dans le camp de concentration du Struthof situé près de Strasbourg. Des monuments à la mémoire des victimes roms de la Deuxième guerre mondiale ont été érigés en plusieurs endroits. Des Länder allemands ont signé des accords de coopération avec la communauté sinti et rom, qui mentionnent expressément l’Holocauste des Roms. Le gouvernement suisse a, lui aussi, présenté des excuses aux Roms victimes de placements forcés dans leur enfance et s’est récemment dit prêt à les indemniser. Le Parlement européen a adopté une résolution en avril 2015 reconnaissant « le fait historique du génocide rom pendant la Deuxième guerre mondiale » et a proposé de faire du 2 août la Journée européenne de commémoration de l’Holocauste des Roms, une mesure déjà prise dans certains Etats membres.
Les commissions de vérité et de réconciliation récemment créées en Suède et en Norvège pourraient montrer la voie à d’autres pays pour reconnaître les crimes historiques et aider à promouvoir la réconciliation entre les communautés. Le point de vue des communautés roms sur leur propre histoire devrait enfin être entendu.
Le Conseil de l'Europe a élaboré des fiches d’information sur l’histoire des Roms afin d’améliorer la prise en compte de leur histoire dans l’enseignement de l’histoire européenne. Elles devraient être plus largement utilisées dans les systèmes éducatifs des Etats membres.
La création proposée d’un Institut rom européen pourrait aussi contribuer à ce que le passé ne soit pas oublié et à mieux faire connaître l’histoire et la culture.
Comme l’a dit feu le Président tchèque, Vaclav Havel, dans son discours de 1995 à la cérémonie d’inauguration d’un mémorial des victimes roms du camp de Lety, « Il ne s’agit pas que de l’histoire singulière des Roms. C’est l’histoire de tous les habitants de ce territoire, notre histoire commune. Il faut la reconnaître, la comprendre et ne jamais l’oublier ».
Nils Muižnieks
Liens utiles :
Site web OSCE-Conseil de l'Europe sur l’enseignement de l’holocauste des Roms et Sintis
Fiches d’information sur l’histoire des Roms
Recommandation (2001)15 du Conseil de l'Europe relative à « L’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle ».
Recommandations politiques générales de l’ECRI n° 3 : La lutte contre le racisme et l’intolérance envers les Roms/Tsiganes et n° 13 : La lutte contre l’anti-tsiganisme et les discriminations envers les Roms.
Right to remember: Manuel du Conseil de l’Europe pour l’éducation des jeunes au génocide des Roms.