Il y avait une logique derrière la décision d’attribuer le prix Nobel de la Paix à Muhammad Yunus et à la Grameen Bank. Leur travail pour combattre la pauvreté des femmes au Bangladesh a donné un exemple important. Le Comité du prix Nobel a raison de souligner que la justice sociale est nécessaire pour construire un monde plus paisible.
La libération économique des femmes des villages du Bangladesh a déjà produit des effets positifs. Non seulement parce que des familles ont eu accès à un meilleur niveau de vie mais aussi parce que leur capacité à prendre part à la vie publique a été améliorée. Leur exemple nous rappelle que les droits sociaux et économiques soutiennent les droits civils et politiques - et inversement.
Cette vérité n’est pas toujours reconnue dans certains pays parmi les plus riches, notamment aux Etats-Unis. Là, les droits économiques et sociaux sont considérés comme des « ambitions » plutôt que des Droits de l’Homme bien qu’ils soient inclus dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et qu’ ils fassent partie de nombre de traités internationaux largement acceptés relatifs aux droits de l’homme.
Cette confusion initiale explique en partie pourquoi au Conseil de l’Europe deux traités distincts ont été adoptés : la Convention européenne des Droits de l’Homme pour les droits civils et politiques et la Charte sociale européenne pour les droits sociaux et économiques. Toutefois, l'interdépendance entre ces derniers a été reconnue par leurs organes de contrôle respectif, et tous deux soulignent l'indivisibilité des différents droits de l'homme.
La Cour européenne des Droits de l’Homme a déclaré très tôt dans sa jurisprudence qu’il n’y a pas de cloison étanche entre la sphère des droits sociaux et le domaine de la Convention. Le Comité européen des Droits sociaux a affirmé que la Charte sociale complète la Convention européenne des Droits de l’Homme et que les droits garantis par la Charte ne constituent pas une fin en soi mais viennent en complément des droits de la Convention.
L’expérience a démontré que cette indivisibilité des droits est plus qu’une théorie. Les droits civils et politiques peuvent difficilement être exercés par des personnes dont les droits économiques et sociaux sont niés. Si quelqu’un est obligé de passer tout son temps à essayer de trouver des moyens de survie, cette personne est en réalité empêchée de participer à la vie publique.
Il est par conséquent illogique que les normes du Conseil de l’Europe relatives aux droits sociaux ne soient pas ratifiées par tous les Etats membres. La protection uniforme des droits indivisibles partout en Europe est l’objectif principal du Conseil de l’Europe. Ils sont « les idéaux et les principes » qui sont le « patrimoine commun » de ses Etats membres, comme l’affirme le Statut de l’Organisation.
Le Charte sociale révisée de 1996 contient un droit spécifique à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Elle offre aussi une protection contre des formes modernes de violence - telles que le harcèlement sexuel - ou d’exclusion, comme le phénomène des sans-abri. Ce sont des normes importantes et à vrai dire d’une pertinence particulière aujourd’hui sur notre continent.
La mise en oeuvre d’un même standard de droits sociaux partout en Europe est favorisée par un autre instrument important : le Protocole n° 12 à la Convention européenne des Droits de l’Homme qui construit un pont formel entre la Charte sociale et la Convention européenne. L’interdiction générale de la discrimination fait entrer les droits sociaux officiellement dans le champ d’application de la Convention et par là même sous la juridiction de la Cour européenne.
La Cour, lorsqu’elle définira le champ d’application du Protocole n° 12 dans le cadre de ses décisions sur les affaires individuelles, sera probablement inspirée par la jurisprudence du Comité européen des Droits sociaux. De même, les Etats qui essaieront d’éviter de se trouver devant la Cour pour des violations du Protocole n° 12 pourraient s’inspirer des mesures demandées par le Comité européen des Droits sociaux dans le cadre de sa procédure de rapports périodiques et, davantage encore, dans celui de la procédure de réclamations collectives.
A présent 14 Etats seulement sont liés par la procédure de réclamations collectives. Le Comité européen des Droits sociaux a examiné des questions cruciales en matière de droits de l’homme dans le cadre de cette procédure. Le droit au logement des roms, le droit à l’éducation des enfants autistes ou l’interdiction des châtiments corporels à l’encontre des enfants en sont quelques exemples.
Cette procédure de réclamations collectives est unique dans le système international des droits de l’homme. Non seulement en raison de sa dimension collective mais aussi en raison des mesures générales qu’elle permet aux Etats d’adopter lorsque ceux-ci manquent à leurs obligations. Plusieurs Etats ont réparé des situations critiquées par le biais de cette procédure. Je recommande aux Etats qui ne l’ont pas encore accepté, d’accéder au Protocole de réclamations collectives.
De telles procédures sont nécessaires pour assurer aux droits sociaux des garanties effectives. Il existe, au milieu de l’éblouissante richesse de l’Europe, une pauvreté criante. Des personnes âgées, de personnes handicapées, des sans-abri et autres, vivent dans des conditions qui ne doivent pas être acceptées.
Lorsque l’on marquera, demain, la journée internationale pour l’éradication de la pauvreté, nous autres Européens serions bien avisés d’éviter des discours de complaisance. Nous devrions plutôt renforcer la protection des droits sociaux.
Thomas Hammarberg
Note : La Croatie, l’Allemagne, la Lettonie et « l’ex République yougoslave de Macédoine » n’ont pas signé la Charte sociale européenne révisée et sont encore liés par la Charte sociale européenne de 1961 que ces pays ont ratifiée. Le Liechtenstein et la Suisse ont seulement signé la Charte sociale européenne de 1961. L’Autriche, la Bosnie Herzégovine, la République tchèque, le Danemark, la Grèce, la Hongrie, l’Islande, le Luxembourg, Monaco, la Pologne, la Fédération de Russie, Saint Marin, la Serbie, la République slovaque, l’Espagne et le Royaume Uni, ont signé mais n’ont pas ratifié la Charte sociale révisée. Les Parlements turc et ukrainien ont ratifié la Charte révisée.
Les 14 Etats qui sont liés par la procédure de réclamations collectives sont : la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, Chypre, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, les Pays Bas, la Norvège, le Portugal, la Slovénie et la Suède.