Les médias évoquent souvent le risque de voir apparaître une « génération perdue » en Europe du fait de la crise économique. Toutefois, dans de nombreux pays européens, une « génération perdue » d’un autre type cherche désespérément à surmonter les difficultés engendrées par les crises militaro‑politiques passées. Je veux parler des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays (PID) en Europe, dont certaines se trouvent dans une situation extrêmement pénible depuis des décennies. Ces victimes de conflits passés ou en cours continuent d’avoir besoin de l’aide de la communauté européenne et internationale.
L’Europe compte un grand nombre de PID qui ont besoin d’aide
On estime à 2,5‑2,8 millions leur nombre dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. La plupart de ces personnes, près d’un million, vivent en Turquie et sont victimes de violences et de conflits armés déclenchés par des forces étatiques ou non étatiques dans des zones habitées principalement par la minorité kurde. Ailleurs en Europe, l’immense majorité des PID ont été déplacées du fait de conflits provoqués par la désintégration de l’Union soviétique et de la Yougoslavie il y a plus de vingt ans et, plus récemment, à la suite du conflit de 2008 en Géorgie. C’est ainsi que l’Azerbaïdjan compte environ 600 000 PID, la Géorgie 274 000, la Serbie 225 000, la Bosnie‑Herzégovine 113 000, les personnes restantes vivant dans d’autres Etats balkaniques, en Arménie ou en Russie.
La situation des PID types en Europe est tragique
Derrière les chiffres énoncés, il y a des personnes qui ont été chassées de chez elles et restent dans l’expectative, totalement impuissantes, dans l’incapacité de rentrer chez elles, survivant mais ne vivant pas véritablement. 15 % du nombre total de PID, soit 390 000 personnes environ, vivent dans des centres collectifs (généralement situés dans de grands bâtiments désaffectés), des abris de fortune ou des campements informels, souvent sans aucune garantie de maintien dans les lieux ou d’accès à des services de base. Outre qu’elles endurent de mauvaises conditions de logement, les PID sont souvent complètement démunies, n’ayant qu’un accès limité aux services de santé, à l’éducation ou à l’emploi. Nombre de ces personnes sont traumatisées et restent vulnérables à la violence et aux abus. La plupart d’entre elles ne peuvent pas retourner dans leur lieu d’origine car le conflit sous‑jacent qui a conduit à leur fuite n’est toujours pas résolu. Les PID qui cherchent à retourner dans leur région sont exposées à une véritable menace de persécution.
Signes d’espoir
Une conférence internationale des donateurs s’est tenue en avril 2012 à Sarajevo afin de collecter des fonds pour répondre aux besoins de logement de 74 000 PID parmi les plus vulnérables de Serbie, de Bosnie‑Herzégovine, de Croatie et du Monténégro, ce qui a suscité l’espoir d’une amélioration. Si les moyens financiers promis sont alloués et judicieusement dépensés, de nombreuses personnes déplacées dans la région pourront enfin tourner la page d’un long chapitre douloureux de leur histoire. La Géorgie aussi a accompli certains progrès s’agissant de remédier à la situation des PID, notamment dans le domaine du logement, grâce à l’élaboration de politiques nationales et à l’allocation de ressources substantielles, dont l’aide internationale.
Les PID ont des droits
Comme la Recommandation 2006(6) du Comité des Ministres relative aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays l’a souligné, les PID doivent pouvoir jouir de l’ensemble de leurs droits, sans aucune discrimination. De nombreux instruments internationaux, notamment les principes directeurs de l’Onu relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, affirment en particulier le droit des PID de regagner leur foyer de manière volontaire, en toute sécurité et dans la dignité et/ou d’obtenir réparation. Ces droits sont aussi reconnus dans plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (Loizidou c. Turquie 1996, Khamidov c. Russie 2007, et Saghinadze et autres c. Géorgie 2010, par exemple). Toutefois, le plus souvent, leur meilleur espoir est de pouvoir s’intégrer dans leur nouveau lieu de résidence ou se réinstaller ailleurs.
La protection des PID incombe avant tout aux autorités nationales. Cependant, les PID se retrouvent souvent dans des situations où les pouvoirs publics n’appliquent pas les mesures de protection ou ne le peuvent pas. Cet état de choses peut être dû à un manque d’autorité dans les zones de conflit qui ne sont pas sous contrôle gouvernemental, à un manque de volonté, de cadre institutionnel ou encore de moyens. Les problèmes des PID ne devraient pas être politiquement instrumentalisés et la protection de leurs droits devrait prévaloir.
La communauté internationale, notamment le HCR et le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies sur les PID, joue souvent un rôle essentiel s’agissant d’apporter une assistance. Plusieurs organes du Conseil de l’Europe veillent également au respect des droits des PID et élaborent des normes pour améliorer leur situation.
Quelles mesures prendre ?
La situation particulière des PID exige des Etats une réponse qui traite, de manière efficace et en temps voulu, tous les aspects du déplacement. L’aide internationale est, certes, essentielle mais les autorités nationales doivent aussi faire des efforts plus intenses et systématiques. Le 5 juillet 2012, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a adopté une importante résolution sur les droits de l’homme des PID dans laquelle les Etats membres de l’Onu reconnaissent leur propre rôle dans la promotion et la protection des droits des PID.
Il faut d’urgence combler les lacunes en matière de protection des PID. Les Etats doivent prendre des mesures pour prévenir les déplacements internes. Ils doivent apporter de meilleures réponses à la situation des PID et respecter leur obligation de garantir l’accès à l’aide humanitaire là où les Etats eux‑mêmes sont incapables d’apporter l’assistance nécessaire.
Il est impératif de trouver des solutions durables au déplacement. Les Etats et toutes les parties concernées doivent adopter des mesures pour garantir le retour et la réintégration des PID dans leur communauté d’origine. La situation précaire des PID ne doit pas s’éterniser. Lorsque le retour dans leur foyer s’avère impossible ou présente des risques, il faut trouver des solutions de remplacement sans opérer de discrimination. Il convient, en outre, d’accorder une attention particulière aux plus vulnérables comme les personnes handicapées et/ou âgées, les enfants et les femmes.
Dans ces cas‑là, les Etats devraient prendre les dispositions nécessaires pour garantir l’intégration des PID dans leur nouvelle communauté. En collaboration avec des acteurs internationaux, les Etats devraient s’assurer, s’il y a lieu, que les PID sont consultées et participent en tant que partenaires à l’organisation du retour au foyer ou à la mise en œuvre de toute autre mesure corrective.
La prise en considération de la crise économique actuelle et de ses nombreuses victimes ne peut pas nous faire oublier les victimes de crises plus anciennes et de conflits en cours que sont les PID. Ces personnes aussi doivent bénéficier de l’attention et du soutien actif des Etats européens pour pouvoir exercer leurs droits et vivre dans la dignité. Nous ne pouvons pas les abandonner à leur sort tragique car si nous le faisons, ce n’est pas une seule génération perdue que l’Europe devra déplorer mais plusieurs.
Nils Muižnieks