La liberté d’expression est un droit cher aux Européens. Pourtant, dans certains pays, des personnes riches et influentes peuvent engager des procédures judiciaires infondées pour censurer, harceler et au final faire taire les personnes qui émettent des critiques. C’est un phénomène ancien qui s’est encore amplifié ces derniers mois. Des journalistes, des militants et des groupes de défense des droits sont les cibles préférées de ces poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, ou « poursuites-bâillons » (souvent désignées par l’acronyme anglais « SLAPP »).
Lorsque la journaliste d’investigation Daphné Caruana Galizia a été assassinée, elle faisait déjà l’objet d’une quarantaine d’actions en diffamation, au civil comme au pénal, intentées contre elle à Malte. Certaines de ces procédures judiciaires sont toujours en cours malgré le décès de la journaliste et visent désormais sa famille. En août et septembre 2020, pas moins de 39 procédures en diffamation ont été engagées contre trois journalistes du site d’information en ligne Necenzurirano en Slovénie. Primož Cirman, Vesna Vuković et Tomaž Modic font chacun l’objet de 13 actions pénales en diffamation. Elles ont été exercées par un expert fiscal qui soutient que les articles consacrés par les journalistes à ses opérations financières (dont un prêt controversé accordé au SDS, le parti du Premier ministre slovène) contiennent de fausses informations et portent atteinte à son honneur et à sa réputation. En Italie, où la diffamation constitue toujours une infraction pénale, plusieurs journalistes ont été visés par des poursuites malintentionnées dans le seul but de les faire taire et de mobiliser leur temps et leurs ressources financières. Federica Angeli en est un exemple : cette journaliste, qui a fait l’objet de menaces et est connue pour ses enquêtes approfondies sur la mafia, a dû faire face à plus de 120 poursuites. Dans une autre affaire en cours au Tyrol du Sud, des poursuites pénales ont été engagées par le ministre provincial en charge de l’agriculture et par des producteurs de pommes contre des militants écologistes et l’éditeur d’un livre dénonçant les niveaux élevés d'utilisation de pesticides dans la région.
Ce ne sont là que quelques exemples de procédures judiciaires abusives qui visent à intimider et à réduire au silence les personnes qui émettent des critiques. Les pratiques de ce genre, qui tendent à se multiplier, font peser de graves menaces sur le droit à la liberté d’expression dans plusieurs États membres du Conseil de l'Europe. Plus généralement, elles pervertissent le système judiciaire et l’État de droit.
Les SLAPP, des procédures judiciaires destinées à intimider
Le rapport annuel de la plateforme du Conseil de l'Europe visant à renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes met en évidence des actions en justice infondées, engagées par des personnes physiques ou morales influentes qui cherchent à intimider les journalistes pour qu’ils renoncent à poursuivre leur travail. Dans certains cas, la simple menace d’intenter de telles poursuites, au moyen de lettres envoyées par des cabinets d’avocats influents, par exemple, suffit à produire l’effet escompté, c’est-à-dire à faire cesser les enquêtes journalistiques et la diffusion de leurs résultats.
Ce problème ne concerne pas uniquement la presse. Ce sont plus généralement ceux ayant un rôle de vigilance et de défense des intérêts du public qui sont visés. Militants, ONG, universitaires, défenseurs des droits de l’homme : tous ceux qui s’expriment dans l’intérêt public et demandent des comptes aux puissants risquent de devenir la cible de « SLAPP ». Ces pratiques, qui prennent habituellement la forme d’actions civiles ou pénales en diffamation, partagent plusieurs caractéristiques.
Tout d’abord, ces actions ont un caractère purement vexatoire. Leurs auteurs ne cherchent pas à gagner le procès mais à faire perdre du temps et de l’énergie à leurs adversaires, ce qui constitue une manœuvre destinée à réduire au silence les critiques légitimes. Ils sont généralement plus intéressés par le processus contentieux lui-même que par l’issue de l’affaire. Ils parviennent souvent à détourner l’attention et à intimider en rendant la procédure judiciaire onéreuse et chronophage. Dans bien des cas, les dommages-intérêts demandés sont exagérés.
Une autre caractéristique commune des SLAPP est le rapport de force inégal entre la partie demanderesse et la partie défenderesse. Des entreprises privées ou des personnalités influentes ciblent généralement des individus, en plus des organisations auxquelles ils appartiennent ou pour lesquelles ils travaillent, dans le but d’intimider ou de faire taire les voix critiques en faisant jouer uniquement la puissance financière de l’auteur du recours.
Il n’est pas étonnant que les contentieux stratégiques soient particulièrement nombreux dans des domaines tels que la protection de l’environnement, la protection des consommateurs, la prévention de la criminalité ou la lutte contre la corruption. Un cas typique est celui d’une grande entreprise qui intente un procès à des journalistes ou à des militants qui ont révélé une catastrophe écologique. La France en est un bon exemple. En 2018, deux sociétés du groupe Bolloré ont intenté une action en diffamation contre trois journaux (Mediapart, L’Obs et Le Point) et contre deux ONG (Sherpa et ReAct) pour avoir rendu publiques des accusations d’accaparement de terres au Cameroun, portées par des villageois et des agriculteurs. Plus de 20 procédures judiciaires ont ainsi été engagées par des sociétés du groupe Bolloré, notamment par Socfin et Socapalm, propriétaires de plantations de palmiers à huile.
Un autre cas typique est celui d’actions en justice exercées contre des militants LGBTI sous des prétextes spécieux : j’ai récemment reçu des informations selon lesquelles de riches organisations conservatrices intentent des procès à des défenseurs locaux des droits de l'homme pour les intimider et entraver leur travail.
Les normes applicables aux SLAPP
La Cour européenne des droits de l’homme l’a indiqué très clairement : l’octroi de dommages-intérêts déraisonnablement élevés peut avoir un effet dissuasif en matière de liberté d’expression. Des garanties adéquates doivent donc être mises en place au niveau national pour éviter que des dommages-intérêts disproportionnés soient accordés. La Cour a aussi souligné que les États sont tenus de créer un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées.
En conséquence, les États membres ont l’obligation positive de garantir la jouissance des droits consacrés par l’article 10 de la Convention : ils doivent non seulement se garder de toute ingérence dans la liberté d’expression individuelle, mais ils ont aussi l’obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression contre les atteintes, y compris de la part de personnes privées.
Plusieurs textes adoptés dans le cadre du Conseil de l'Europe traitent explicitement du problème des « SLAPP » ou d’autres formes de procédures intimidantes ou vexatoires engagées contre des journalistes ou des médias, y compris des médias en ligne. La Recommandation sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’internet, adoptée par le Comité des Ministres en mars 2018, énonce clairement l’obligation suivante : « Les autorités nationales devraient envisager d’adopter une législation appropriée pour prévenir les contentieux stratégiques contre la participation du public (SLAPP) ou les litiges abusifs et vexatoires utilisés dans le but de restreindre le droit à la liberté d’expression des utilisateurs, des fournisseurs de contenus et des intermédiaires. »
En outre, la Déclaration du Comité des Ministres sur l’utilité de normes internationales relatives à la recherche opportuniste de juridiction dans les cas de diffamation (libel tourism) afin d’assurer la liberté d’expression, qui date de 2012, traite d’un aspect spécifique des SLAPP : le « tourisme judiciaire », une tactique largement utilisée consistant à rechercher une juridiction que l’on puisse saisir facilement et que l’on estime être la plus à même de rendre la décision la plus favorable.
Trouver la bonne réponse
Pour lutter efficacement contre les « SLAPP », il faudrait mettre en place une réponse globale, qui comprendrait trois volets :
- prévenir l’exercice de ces recours abusifs, en prévoyant la possibilité de les rejeter, à un stade précoce. Cette initiative devrait s’accompagner d’un exercice de sensibilisation des juges et des procureurs, et d’une bonne mise en œuvre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme relative à la diffamation ;
- instaurer des mesures destinées à sanctionner les abus, notamment en faisant en sorte que le coût de la procédure soit à la charge de l’auteur du recours ;
- réduire au minimum les conséquences des SLAPP, en apportant une aide concrète aux personnes soumises à ces procédures.
La situation ne peut s’améliorer que si les gouvernements, mais aussi les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et tous les membres de la société civile, agissent avec détermination. Je trouve encourageant qu’une coalition d’ONG ait récemment publié un document d'orientation sur la manière dont l’UE devrait mettre fin aux SLAPP et ait proposé un certain nombre de mesures à court et à moyen terme destinées à traiter ce problème au niveau de l’UE.
Il est grand temps de s’attaquer à une pratique qui exerce des pressions non seulement sur les journalistes, mais aussi sur l’ensemble des membres de la société civile, et les empêche d’exprimer des critiques. Cela est d’autant plus important dans une période où l’accès à l’information est rendue plus difficile par la tendance des gouvernements à utiliser les pouvoirs que leur confère l’état d’urgence pour interdire des réunions, pour réduire la capacité des ONG et des journalistes à travailler sur le terrain, et parfois pour mettre au pas les médias critiques.
Si cette pratique entrave surtout l’exercice de la liberté d’expression, elle impacte cependant aussi plus largement les activités d’intérêt public : elle décourage l’exercice d’autres libertés fondamentales, comme la liberté de réunion et d’association, et compromet le travail des défenseurs des droits de l'homme. Elle a donc des répercussions sur de nombreux domaines qui relèvent de mon mandat et je continuerai à suivre de près la question des SLAPP. Je suis convaincue que le Conseil de l'Europe et ses États membres sont bien placés pour jouer un rôle dans ce contexte.
Dunja Mijatović
Références utiles
- Fiche thématique relative à la liberté de la presse et à la protection de la réputation, juillet 2018 (en anglais).
- Responsabilité et compétence dans les affaires de diffamation en ligne, étude du Conseil de l'Europe DGI(2019)04.
- Liberté d'expression et diffamation. Une étude de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, Conseil de l'Europe, 2016 (en anglais).
- Dossier spécial sur les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique ou « poursuites-bâillons » (SLAPP), centre de ressources de l’ECPMF (en anglais et en italien).