Le Temps, 18/11/2021
La propagande belliciste s’est sérieusement intensifiée en Bosnie-Herzégovine. Alors que certains responsables politiques – y compris dans les pays voisins, en Serbie et en Croatie – multiplient les propos incendiaires, la communauté internationale peine à trouver des moyens d’apaiser les tensions. La situation est dangereuse pour la population locale et pour l’Europe. La résurgence d’un tel discours doit nous faire réagir en nous rappelant les brutalités et les violations graves des droits de l'homme que des personnes endoctrinées par une propagande haineuse sont capables d’infliger à d’autres êtres humains.
Le mécanisme qui est à l’œuvre est malheureusement bien connu des gens qui ont vécu les atrocités des guerres yougoslaves des années 1990.
Je fais partie de ces gens-là. Née à Sarajevo, j’ai pu observer comment des personnes ont été endoctrinées insidieusement par le discours nationaliste. Les guerres des années 1990 ont été la conséquence directe d’un discours public qui a introduit l’idée d’une confrontation entre « eux » et « nous », et qui a conduit à la déshumanisation de l’Autre et à la marginalisation des voix s’opposant à la guerre.
Il est triste de constater que nous ne semblons pas avoir tiré les enseignements du passé. Des dirigeants politiques suivent le même schéma qui a conduit à la guerre il y a 30 ans. Leurs propos irresponsables sont devenus encore plus véhéments aujourd’hui, mêlant insultes, références à l’origine ethnique et sentiments religieux, dans une atmosphère explosive.
Mais les mots ont un poids. Ils sont le liant de la vie en collectivité. Si l’importance de l’influence que peuvent avoir des mots sur les gens n’est pas prise en compte, cela risque de paralyser la société et mener à des situations graves et dangereuses. Aujourd’hui, les habitants de Bosnie-Herzégovine vivent dans la crainte d’un nouveau conflit.
Les États membres du Conseil de l'Europe ne doivent pas sous-estimer la gravité du danger. Il est temps de s’unir pour protéger et promouvoir les droits de l'homme, la démocratie et l’État de droit en Bosnie-Herzégovine. Il est temps de s’employer à apaiser les tensions en faisant un meilleur usage du dialogue multilatéral et des outils de coopération et de coordination proposés par les organisations internationales. Pour commencer, il faudrait agir d’urgence dans quatre domaines clés.
Premièrement, la Constitution de la Bosnie-Herzégovine et la loi électorale doivent être débarrassées de leurs dispositions discriminatoires et devenir véritablement inclusives. Il y a 12 ans, la Cour européenne des droits de l'homme constatait, dans son arrêt Sejdić et Finci, que la Constitution du pays et son système électoral, fondés sur l’appartenance ethnique, étaient discriminatoires. L’exécution de cet arrêt, et des autres arrêts traitant de ces questions (Zornić, Šlaku et Pilav), suppose d’éliminer toute discrimination concernant le droit à des élections libres. Il est indispensable de modifier un système constitutionnel qui entretient depuis bien trop longtemps des divisions ethniques et un statu quo discriminatoire.
Deuxièmement, il faut que cessent le discours de haine, la négation du génocide et la glorification des criminels de guerre. Au lieu de semer la discorde et de pousser à la guerre, les personnalités politiques de Bosnie-Herzégovine et des pays voisins devraient s’attacher à améliorer les relations interethniques et à faire en sorte que tous les habitants bénéficient de la même protection de leurs droits. Les membres de la société civile qui mènent des actions courageuses pour attirer l’attention sur les problèmes à résoudre devraient être protégés, pas réprimés. En outre, il faut poursuivre les efforts pour traiter les violations graves des droits de l'homme commises dans le passé, parmi lesquelles figurent la recherche des personnes disparues, la quête de la vérité, la justice pour les crimes de guerre et contre l’humanité, et la mise en place d’un système éducatif et de programmes scolaires qui favorisent la compréhension et la réconciliation. La Bosnie-Herzégovine ne peut pas réussir seule à réaliser ces objectifs. Les pays voisins, à la fois individuellement et dans le cadre d’organisations internationales, devraient soutenir les initiatives qui visent ces objectifs et se garder de tout comportement qui pourrait compromettre leur réalisation.
Troisièmement, il est urgent d’améliorer la qualité de vie et de réduire les inégalités, qui se sont creusées au cours de la pandémie de covid-19. Dans ce domaine, il faudrait s’employer plus énergiquement à mener des réformes institutionnelles et économiques, à garantir l’indépendance et l’efficacité de la justice et à lutter contre la corruption et ses effets néfastes sur la jouissance des droits de l'homme.
Enfin, les médias devraient jouer un rôle constructif en informant dans le respect des règles déontologiques et en évitant de redevenir un des rouages d’une redoutable machine de guerre. Une presse libre est l’un des piliers de la démocratie. Elle contribue à améliorer la transparence, à mettre au jour les violations des droits de l'homme et à empêcher l’incitation à la haine et à la violence. Si les gouvernements sont tenus de garantir la sécurité et l’indépendance des journalistes, ces derniers doivent, quant à eux, faire preuve de professionnalisme et servir, non pas des intérêts partisans, mais l’intérêt public.
L’accroissement des tensions en Bosnie-Herzégovine représente véritablement une menace pour le pays, pour les pays voisins et pour la stabilité du continent tout entier. Il est urgent de désamorcer ces tensions et d’assurer la protection des droits de l'homme.