Éthique et empathie

L’éthique est l’ensemble des principes moraux qui régissent le comportement des personnes. Elle repose en théorie sur ce qui est généralement considéré comme bien ou mal dans une société ou un groupe donné, mais en ligne, les comportements acceptés s’en écartent souvent ; des agissements contraires à l’éthique semblent parfois même rencontrer une approbation tacite. Citons notamment le harcèlement : des enfants (et des adultes !) rivalisent de commentaires blessants pour se faire bien voir par leurs pairs. En outre, l’absence de frontières du monde numérique permet de passer sans effort d’un cadre social ou d’un groupe à l’autre, et ce qui est vu comme moral dans un cadre peut s’avérer choquant dans un autre.

L’empathie est la capacité à comprendre ou à ressentir ce que vit une autre personne au sein de son propre cadre de référence, c’est-à-dire à comprendre sa réalité et à se mettre à sa place. Parce qu’elle nous amène à comprendre les intérêts, les besoins et les points de vue d’autrui, l’empathie est un important déterminant du comportement moral et un élément nécessaire à la construction de communautés morales. Elle incite aux changements de perspective, détermine le regard que nous portons sur une personne ou sur un groupe et a un impact majeur sur notre façon de percevoir les autres et les événements de la vie et d’y réagir. En cela, l’empathie « colore » le cadre éthique transmis par la famille et la société et permet à chacun de créer peu à peu son propre filtre, à travers lequel il analyse ce qu’il reçoit, entreprend des actions « bonnes » ou utiles ou prend certaines décisions.

L’empathie et l’éthique sont au cœur du modèle de compétences du Conseil de l’Europe, puisqu’elles reposent sur la valorisation de la dignité humaine et des droits de l’homme, le respect des autres, le sens des responsabilités collectives et une saine connaissance de soi. Ces compétences, associées à l’écoute, l’observation et la coopération, permettent d’envisager la réalité sous plusieurs angles et d’aborder les autres dans toute leur diversité. Daniel Goleman, auteur de plusieurs publications sur l’intelligence émotionnelle, parle de «se mettre au diapason des émotions1». Il souligne l’importance de prêter attention à la communication non verbale pour capter les sentiments et les points de vue des autres et s’intéresser activement à leurs préoccupations. Il est évidemment plus difficile de décoder les messages non verbaux dans un environnement en ligne. En outre, d’après les recherches sur la plasticité neuronale, la sur-stimulation constante de notre cerveau par l’alternance rapide de sons et d’images sur internet aurait un impact sur notre aptitude à traiter les signaux plus subtils et ralentirait le développement de notre cortex préfrontal, siège de la réflexion sur les conséquences potentielles de nos actes.2
 

Développer l’éthique et l’empathie pendant l’enfance

L’éthique et l’empathie s’apprennent habituellement auprès des parents. Plus la façon de penser des parents est proche de la culture dominante, moins les enfants ont de raisons d’y réfléchir. Cependant, quand ils entrent à la crèche, à l’école maternelle, puis à l’école, les échanges avec les autres enfants de milieux divers les confrontent rapidement à d’autres réalités. C’est là une part importante du rôle de socialisation de l’école : la diversité et l’intégration de tous deviennent des atouts pour les enfants dans leur cheminement vers une citoyenneté numérique active.

L’éthique et l’empathie ne sont pas figées, elles évoluent à mesure que les enfants cherchent à comprendre leurs camarades et, à travers ces interactions, modifient réciproquement leurs manières de voir. Peu à peu, les enfants vont étendre leur cercle social et leurs sources d’information à des amis en ligne et hors ligne et à des outils et des sites de réseaux sociaux, et rencontrer ainsi un éventail de points de vue encore plus large qui continuera de façonner leur éthique et leur capacité d’empathie. Des conseils bienveillants et non intrusifs de la part des parents et des enseignants, dans l’idéal jusqu’au début de l’adolescence, jouent un rôle fondamental dans ce processus.

Ces dernières années, des recherches ont jeté une nouvelle lumière sur les processus neuronaux par lesquels notre esprit comprend et traite les émotions. L’empathie s’expliquerait par l’activation de neurones miroirs dont dépend également notre capacité à « lire dans les pensées » et à partager nos émotions3 Dès la plus tendre enfance, à travers les échanges dans le cercle familial, nous apprenons à lire l’état émotionnel des autres, et en arrivons à adopter ou à refléter spontanément la réaction émotionnelle que nous nous attendions à rencontrer chez les autres dans une situation ou un contexte donné. Bien qu’il n’existe toujours pas de mesure fiable de l’empathie4, les recherches montrent que les personnes considérées comme très empathiques ont des réseaux de neurones miroirs particulièrement actifs. Les recherches à ce sujet livrent également de précieuses connaissances sur l’autisme.
 

Pourquoi l’éthique et l’empathie comptent-elles pour la citoyenneté numérique ?

L’empathie peut être utilisée pour susciter ou pour renforcer des comportements non éthiques. La peur et un fort stress, par exemple, inhibent une hormone spécifique (l’ocytocine), avec pour effet de diminuer notre capacité d’empathie. Cela modifie ce que nous jugerions normalement conforme à l’éthique et explique que de telles émotions nous empêchent généralement d’interagir sainement avec les autres. Autrement dit : la peur nourrit les préjugés. De récentes élections nationales ont montré que l’empathie pouvait être détournée pour susciter des comportements contraires à l’éthique : en montrant de l’empathie avec des personnes racistes ou sexistes, par exemple, des candidats ont indirectement approuvé ces tendances pour s’attirer des soutiens. L’empathie peut servir à appeler aux armes, elle peut entraîner des violences et même les aggraver. Tandis qu’une photo comme celle de Kim Phuc, petite Vietnamienne brûlée au napalm en 1972, ou celle du corps d’un petit garçon syrien rejeté sur une plage en 2017, ont contribué à abréger une guerre ou à susciter l’indignation du public devant une situation inhumaine, les images de James Foley décapité par Daech en 2014 ont déclenché une escalade dans la violence militaire.

Des recherches indiquent que la meilleure manière d’affaiblir les préjugés raciaux ou autres est de nouer un dialogue ouvert et empathique avec les personnes concernées. L’empathie joue un rôle essentiel dans la médiation et dans la construction de la paix, car elle élargit notre champ de compréhension et aide à créer des liens entre les parties opposées. Intégrée aux approches pédagogiques, auprès des enfants comme des adultes, elle met les apprenants plus en confiance pour surmonter leurs difficultés, les aide à accepter l’échec comme un tremplin plutôt qu’un obstacle et favorise la connaissance de soi. L’empathie facilite aussi l’intégration dans un nouveau groupe ou dans un nouveau contexte, car elle donne les outils nécessaires pour évaluer la situation et agir de façon à être accepté tout en restant fidèle à ses valeurs. Les personnes empathiques réussissent mieux à mener une vie conforme à leur éthique et à ne pas agir d’une manière qu’elles réprouvent simplement pour que les autres les acceptent.

Dans notre société ultra technologique, les enfants rencontrent une multitude de possibilités, d’obstacles et d’influences qui n’existaient pas il y a à peine une génération. Pour s’orienter dans cette nouvelle réalité, l’éthique et l’empathie leur offrent une indispensable « boussole morale », à l’aide de laquelle ils pourront négocier les difficultés et les a priori qui les attendent inévitablement.
 

1. D. Goleman, The Brain and Emotional Intelligence: New Insights, More Than Sound, États-Unis, 2011.

2. N. Carr, The Shallows: What the Internet is Doing to Our Brains, W. W. Norton & Co., New York, 2010 (titre français: Internet rend-il bête?).

3. R. Krznaric, Empathy: Why It Matters, And How To Get It, Random House, Royaume-Uni, 2014..

4. L’Interpersonal Reactivity Index (IRI) est le seul outil de mesure publié autorisant une évaluation pluridimensionnelle de l’empathie. Il repose sur une liste de 28 questions, réparties en quatre séries de sept couvrant les subdivisions de l’empathie affective et cognitive. M. Davis, «Measuring individual differences in empathy: Evidence for a multidimensional approach», Journal of Personality and Social Psychology 44 (1), pp. 113-126, 1983. DOI:10.1037/0022-3514.44.1.113.