Interview avec Calin Rus, expert du Conseil de l'Europe
Notre premier expert est Calin Rus, le Directeur de l’Institut Interculturel de Timisoara, en Roumanie, qui a contribué à plusieurs projets du Conseil de l’Europe en qualité d’expert. Il a notamment fait partie du Groupe d’Experts qui a développé le Cadre de Référence des Compétences pour une Culture de la Démocratie du Conseil de l’Europe, qui identifie 20 compétences pour une culture de la démocratie.
Nous lui avons posé plusieurs questions liées aux défis à relever pour le secteur de l’éducation compte tenu de la crise du Coronavirus. Deux de ces questions étaient directement en lien avec le travail du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’éducation et sa pertinence dans la situation actuelle.
Ci-dessous, vous pourrez lire un extrait rédigé portant sur la pertinence des normes et instruments du Conseil de l’Europe dans la crise actuelle, ou écouter l’intégralité de l’interview (en anglais).
Quelles compétences sont particulièrement importantes dans la situation actuelle ?
En effet, j’ai eu l’occasion de faire partie du groupe d’experts qui a développé le Cadre de Référence pour une Culture de la Démocratie. Déjà pendant le développement du Cadre de Référence, nous avons pu voir à quel point son contenu est connecté aux questions d’actualité dans la société. Pendant cette période de développement, il y a quelques années, il s’agissait plutôt de questions de radicalisation, d’extrémisme, de populisme, alors que maintenant il s’agit d’une situation exceptionnelle de lutte contre une pandémie.
Il y a effectivement plusieurs éléments du modèle des compétences pour une culture de la démocratie qui ont une pertinence évidente dans le contexte actuel. Je commencerais évidemment par mettre en évidence l’importance des valeurs dans nos sociétés, et particulièrement l’importance de la valorisation des droits humains et de la dignité humaine. Toutes les mesures qui sont prises pour gérer la situation visent en effet à gérer et à protéger les droits humains fondamentaux, mais souvent ces mesures impliquent également des restrictions d’accès à certains droits. C’est justement lorsque nous sommes confrontés à un manque d’accès à certains droits, comme nous le voyons maintenant, que nous devenons encore plus conscients de l’importance de valoriser les droits humains. On voit également dans le débat public actuel que les mesures qui sont prises doivent toujours être basées sur cette idée de valorisation de la dignité humaine.
Nous constatons également pendant cette période l’importance de la valorisation de la démocratie, de la justice, de l’égalité, de l’équité et de l’état de droit. Toutes les mesures exceptionnelles qui doivent être prises pendant cette période sont soumises à des limitations constitutionnelles. Ces mesures doivent également toujours garantir l’égalité de traitement de tous les citoyens. De plus, le débat actuel met en évidence l’importance de l’équité, par exemple quand il s’agit de la distribution des ressources pour lutter contre le virus ou pour apporter le soutien nécessaire aux personnes plus vulnérables, ou encore de la distribution des ressources entre les groupes, entre différentes régions, différents pays.
Deuxièmement, je pense que cinq des attitudes qui font partie du modèle des compétences pour une culture de la démocratie sont particulièrement pertinentes pour le contexte actuel. D’abord le respect est très important : le respect de soi-même, le respect des autres, et le respect de la loi. Mais je dirais encore plus l’attitude de responsabilité, qui devient actuellement encore plus importante : responsabilité de se protéger soi-même, de protéger les autres, mais aussi de prendre des décisions qui n’affectent pas d’une manière négative d’autres personnes, et qui contribuent à améliorer la situation.
En rapport avec la responsabilité, il y a également l’esprit civique : prendre en compte non pas ses propres intérêts, les intérêts des personnes avec lesquelles nous sommes en contact direct, mais l’intérêt plus général, que ce soit l’intérêt de la communauté locale, de la communauté nationale ou de la communauté humaine en général. Nous devons penser à agir en tenant compte aussi de cet intérêt général.
En rapport avec cette attitude, il est également important de penser à l’auto-efficacité. L’auto-efficacité est l’attitude que nous avons vers notre propre capacité à agir et à influencer les choses autour de nous. Pendant cette période, nous avons souvent tendance à être passifs et à penser que les choses nous arrivent sans pouvoir les gérer, ni les influencer, et sans pouvoir agir. Évidemment, cette passivité est normale dans le contexte actuel où nous sommes confinés chez nous. Mais on voit également beaucoup de situations où les gens arrivent à s’organiser, à agir, à faire quelque chose pour aider les autres, et contribuer ainsi à l’amélioration de la situation ou à une réponse à des situations de besoins.
Mais il existe également une autre attitude qui est souvent ignorée ou en tout cas moins prise en compte dans les démarches éducatives : il s’agit de la tolérance de l’ambiguïté. Dans la situation actuelle, nous faisons face à un volume beaucoup plus grand que d’habitude d’incertitude et d’ambiguïté. Nous ne savons pas tout sur la situation actuelle, nous ne savons pas quelle est la meilleure réponse à adopter, et nous avons beaucoup d’incertitudes sur la façon dont cette situation va évoluer et sur ce qu’il va se passer après cette période de crise. Mais malgré ce volume d’incertitude qui est autour de nous, nous devons continuer à vivre, et cela est possible si nous avons un niveau satisfaisant de tolérance de l’ambiguïté. Les personnes qui ont un niveau très bas de cette attitude ont tendance à se bloquer et à ne rien faire face à des ambiguïtés et des incertitudes. Or, réagir de cette manière n’est pas la bonne réponse actuellement. On voit beaucoup de personnes qui arrivent à continuer à travailler et à faire quelque chose pour eux-mêmes et pour la société. Ceci représente la meilleure réaction, et nous voyons donc à quel point il est important aussi de faire attention à cette tolérance de l’ambiguïté.
Aussi, dans la situation actuelle, nous pouvons utiliser beaucoup des aptitudes qui font partie du modèle des compétences pour une culture de la démocratie. Ces aptitudes qui peuvent être utilisées sont très importantes dans la démarche de continuité du processus éducatif, en commençant évidemment par les aptitudes d’apprentissage en autonomie. Pendant cette période, on a beaucoup plus besoin d’utiliser cette aptitude [étant donné que les écoles sont fermées]. Cette aptitude est également importante pour gérer le flux d’informations auquel nous sommes confrontés pour se tenir informés sur la situation actuelle et comprendre celle-ci. Il faut donc utiliser notre habilité d’apprentissage en autonomie pour bien choisir les sources d’information, gérer les informations que nous avons, et savoir organiser ces informations afin de comprendre mieux ce qui se passe.
D’autres aptitudes du modèle nous aident à faire face à la situation actuelle, et c’est notamment l’ensemble de compétences qui incluent les aptitudes d’écoute et d’observation, les aptitudes de communication, y compris les aptitudes de communication plurilingues, mais aussi les aptitudes analytiques de pensée critique. La situation actuelle est souvent caractérisée par la désinformation, par la propagande et la manipulation. Cet ensemble d’aptitudes nous aide à déconstruire les messages qui nous entourent tels que ceux qui, par exemple, font référence au fait que par exemple le virus n’existerait pas, ou qui disent que nous sommes près d’une apocalypse en exagérant certains éléments de la situation actuelle, ou encore qui promeuvent toute une série de théories de la conspiration.
Enfin, pour gérer cette situation, nous devons également utiliser notre aptitude de coopération et de gestion de conflit, que ce soit dans les interactions en ligne ou dans les interactions directes que nous avons avec les membres de la famille ou avec les voisins.
Qu’est-ce que le Conseil de l’Europe peut proposer en réponse à la crise dans le domaine de l’éducation ?
En ce qui concerne les possibles contributions du Conseil de l’Europe à la réponse que les États peuvent apporter du point de vue de l’éducation à la crise actuelle, je mentionnerais 4 aspects.
Le premier concerne l’utilisation du matériel pédagogique déjà produit par le Conseil de l’Europe. Il y a une richesse de documentation et de ressources pédagogiques qui ont été développées au cours des années par le Conseil de l’Europe et qui pourraient très facilement être adaptées dans le contexte actuel pour l’enseignement à distance. Ces ressources pédagogiques sont particulièrement utiles puisqu’elles concernent souvent des thèmes et des aspects qui sont de très grande actualité et très pertinents pour la situation actuelle.
Tenant compte de la situation que nous sommes en train de vivre, le Conseil de l’Europe pourrait également se concentrer davantage sur la promotion de ressources non seulement disponibles en ligne, mais qui peuvent également être facilement utilisées dans des démarches éducatives d’éducation à distance ou d’éducation mixte (c’est-à-dire incluant une dimension en ligne et une dimension classique). Après la crise, on peut s’attendre à voir un intérêt plus grand de la part des professionnels de l’éducation pour ce type d’outils et pour des processus d’enseignement à distance.
Pour mon troisième point, j’évoquerais un exemple d’outil en ligne que le Conseil de l’Europe est en train de développer et tester actuellement, à savoir l’Outil d’Auto-Réflexion pour les Enseignants basé sur le Cadre de Référence des Compétences pour une Culture de la Démocratie. Il s’agit d’un outil qui s’adresse à tous les enseignants à travers l’Europe, quel que soit le niveau de l’éducation de leurs élèves ou les disciplines enseignées. Cet outil est destiné à aider les enseignants à réfléchir sur leurs propres compétences ainsi qu’à gérer des processus éducatifs basés sur le Cadre de Référence des Compétences pour une Culture de la Démocratie. L’outil devrait aider les enseignants à traiter avec leurs élèves de thèmes tels que la participation des élèves à la vie scolaire, la compréhension des médias, la promotion du bien être dans le milieu scolaire, la lutte contre le « bullying » ou la discrimination, ou bien encore l’enseignement des sujets controversés. Tous les enseignants qui comprennent l’anglais (l’outil est en cours de test et uniquement disponible en anglais pour le moment) peuvent contribuer à tester cet instrument pendant les semaines à venir. Pendant les prochains mois, des contributions de la part d’enseignants de différents pays sont attendues, et la période actuelle pourrait être mise à profit pour contribuer à cette démarche.
Enfin, je pense aussi qu’au cours de cette période, le Conseil de l’Europe pourrait envisager d’utiliser les ressources déjà développées dans le cadre des projets mis en œuvre dans différents pays dans le monde de l’éducation, afin de soutenir les écoles et enseignants qui en ont le plus besoin, et ainsi contribuer à compenser les effets négatifs de la fermeture des écoles.
La crise du Coronavirus fait peser de fortes pressions sur les systèmes éducatifs de différents pays. À votre avis, quels sont les principaux enjeux/défis?
À votre avis, quelles solutions peuvent proposer les systèmes éducatifs afin de surmonter cette crise ?
Vous êtes l’un des auteurs du Cadre de Référence des Compétences pour une Culture de la Démocratie du Conseil de l’Europe, qui identifie 20 compétences pour une culture de la démocratie.
a) Quelles compétences sont particulièrement importantes dans la situation actuelle ?
b) Qu’est-ce que le Conseil de l’Europe peut proposer en réponse à la crise dans le domaine de l’éducation ?