Les soins médicaux sont de plus en plus disséminés et concernent aujourd’hui une très grande diversité d’établissements, de personnels et de technologies. Aux fils des ans, la relation médecin-patient n’a cessé de s’adapter aux progrès de la médecine et de la recherche biomédicale ainsi qu’aux nouvelles pratiques en matière de soins. Parallèlement, l’IA, qui a la capacité d’étoffer ou de remplacer l’expertise clinique humaine par des analyses très complexes sur des données d’une ampleur et d’une diversité sans précédent, pourrait bien modifier la relation médecin-patient dans des proportions jamais atteintes auparavant.

L’adoption de l’IA n’est pas nécessairement un obstacle insurmontable à une bonne relation entre le médecin et son patient. L’IA peut certes modifier les relations de soins et déplacer les responsabilités qui incombent depuis toujours aux professionnels de la santé, mais cette issue n’est pas inévitable. C’est en effet le choix du modèle de service qui détermine dans quelle mesure un système d’IA fait obstacle à la « bonne » pratique de la médecine. Si l’IA vient seulement compléter l’expertise des professionnels de la santé, lesquels sont liés par le devoir de loyauté vis-à-vis à du patient, ses effets sur la fiabilité et la qualité humaine des entretiens cliniques peuvent se révéler minimes.

D’un autre côté, dans le cas où l’IA est utilisée pour étoffer largement l’expertise clinique humaine ou pour la remplacer, son impact sur la relation de soins est plus difficile à prévoir. Avec le recours croissant aux systèmes d’IA, de nouvelles normes, largement admises, en matière de « bons » soins verront sans doute le jour, les cliniciens passant plus de temps en face à face avec leurs patients tout en s’appuyant largement sur des recommandations issues de systèmes automatiques.

L’impact de l’IA sur la relation médecin-patient reste très incertain. Il est peu probable que nous assistions dans les cinq prochaines années à une reconfiguration radicale des soins, c’est-à-dire à un remplacement de l’expertise humaine par l’intelligence artificielle. Cela dit, certains événements comme la pandémie de Covid-19 et les pressions accrues qu’elle exerce sur les services de santé pourraient bien transformer le mode d’administration des soins, voire l’expertise qui les sous-tend. La télémédecine, par exemple, pourrait se banaliser, même si le diagnostic et le traitement restent l’apanage des professionnels de santé humains.

Une reconfiguration radicale de la relation médecin-patient telle que certains l’imaginent, où des systèmes artificiels diagnostiqueraient et traiteraient les patients directement, les cliniciens humains intervenant a minima, reste, semble-t-il, une perspective lointaine. Pour s’engager dans cette voie, il faut encore passer l’épreuve de l’efficacité clinique, ce qui, comme on l’a vu plus haut, reste un obstacle à la commercialisation et à l’adoption généralisée de ces systèmes. De même, il faudrait définir de nouveaux modes de soins cliniques exploitant les meilleurs atouts des cliniciens humains et des systèmes artificiels, corriger autant que possible les insuffisances et les biais implicites de ces deux intervenants et mettre en place des contrôles de sécurité et de résilience adaptés. Si l’on ne prend pas dûment en considération les incidences de l’IA sur la pratique médicale, l’« intégrité morale de la relation médecin-patient » risque d’être largement dictée par des intérêts institutionnels et externes, le vécu des soins par le patient en faisant les frais.

À mesure que l’IA est adoptée par différents systèmes de santé et diverses juridictions, il importe de rappeler que les obligations morales liées à la relation médecin-patient sont toujours affectées voire déplacées par l’arrivée de nouveaux prestataires de soins. Alors que la technologie continue de progresser à grands pas, la façon dont le patient vit la maladie (vulnérabilité, dépendance, etc.) et les attentes que suscite la relation thérapeutique ne changent ni rapidement ni de manière radicale. La relation médecin-patient est une pierre angulaire de la « bonne » pratique médicale, et pourtant, elle semble évoluer vers une relation médecin-patient-IA. Le défi auquel sont confrontés les fournisseurs d’intelligence artificielle, les autorités de réglementation et les décideurs est de définir des normes et des exigences solides pour ce nouveau type de relation thérapeutique, afin que les intérêts des patients et l’intégrité morale de la médecine en tant que profession ne soient pas fondamentalement entamés par la mise en œuvre de technologies émergentes, profondément déstabilisatrices.