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Retour La lustration ne doit pas être une vengeance contre les anciens collaborateurs

Point de vue

Les pays qui passent d’un régime totalitaire à une démocratie authentique ont des comptes à régler avec le passé. Il faut, bien sûr, traduire en justice les auteurs de violations graves des droits de l’homme et les révoquer de la fonction publique. Il convient également de passer au crible le système judiciaire, les services chargés de l’application de la loi et l’administration. La transition démocratique exige donc que ces pays trouvent une manière raisonnable de traiter les personnes qui ont collaboré avec l’ancien système communiste.

La lustration est une mesure administrative utilisée par les régimes post-totalitaires pour exclure de la fonction publique les personnes ayant collaboré avec les services de sécurité communistes. Le terme plus général de « vetting » désigne les mesures destinées à révoquer de ces institutions ceux dont l’intégrité laisse à désirer, en d’autres termes ceux à qui l’on ne fait pas confiance pour exercer le pouvoir politique dans le respect des principes démocratiques.

Pour que tous les cas soient traités avec équité, les procédures de lustration doivent obéir à des critères stricts. En 1996, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a proposé des « principes directeurs » visant à garantir la compatibilité des lois de lustration avec les principes de l’Etat de droit.

Selon l’Assemblée, personne ne peut être écarté sans une procédure complète et équitable qui doit garantir les droits suivants :

• bénéficier d’avocats ;
• avoir accès aux éléments retenus contre lui et pouvoir les contester ;
• avoir accès à l’ensemble du dossier ;
• pouvoir apporter ses propres éléments au dossier ;
• bénéficier d’une audience publique à sa demande ;
• former un appel devant un tribunal judiciaire indépendant.

De plus, dans une affaire de 2006, la Cour de Strasbourg a conclu que, si un Etat veut adopter des mesures de lustration, il doit garantir aux personnes concernées l’ensemble des garanties procédurales prévues par la Convention européenne des Droits de l’Homme (Turek c. Slovaquie).

L’expérience a montré que le non-respect d’une procédure stricte peut compromettre une inspection, aussi urgente soit-elle. En décembre dernier, je me suis rendu à Sarajevo pour examiner la question des plaintes de 260 fonctionnaires de police révoqués («décertifiés») dans le cadre d’une procédure d’inspection mise en place par la Force de police internationale (IPTF) de l’ONU. Les possibilités pour ces fonctionnaires de protester contre les motifs de la décision de révocation les concernant ont été très limitées.

La décision de ne pas les réintégrer dans la police était à vie. Elle a donc eu des conséquences économiques et sociales graves sur les personnes concernées. De plus, cette décision des Nations Unies a eu tendance à les marginaliser dans la société ce qui n’a rendu leur situation que plus difficile. Tout ceci démontre que le processus de vérification est éminemment complexe et qui doit être réalisé avec une extrême attention.

La nouvelle loi de lustration, entrée en vigueur en Pologne le 15 mars dernier, exige qu’un grand nombre de professions (comprenant juges, avocats, conseillers fiscaux, comptables assermentés, officiers de justice, journalistes, diplomates, fonctionnaires municipaux, professeurs d’université, responsables éducatifs publics et privés, chefs d’entreprises publiques et membres de l’encadrement et de comités de directions d’entreprises cotées en bourse), fassent une déclaration concernant leur éventuelle coopération avec les organes de sécurité de l’Etat de la République populaire de Pologne entre 1944 et 1990. L’Institut national du souvenir polonais en vérifie ensuite l’exactitude. Le moindre doute sur la véracité de la déclaration ouvre la possibilité d’une action en justice, pouvant résulter dans la perte d’emploi de la personne concernée. Refuser de soumettre une déclaration sur sa collaboration passée peut également entraîner la perte d’emploi.

Au cours de ma visite en Pologne à la fin de l’année dernière, on m’a indiqué que plus de 300 000 personnes pouvaient être concernées par cette nouvelle loi, les chiffres officiels actuels avoisinant 700 000 personnes. Son domaine d’application est très vaste. Or, on peut se demander si les personnes qui exercent toutes ces professions représentent un véritable danger pour les droits de l’homme ou la démocratie, et notamment au vu du temps écoulé depuis le changement de système.

En effet, cette procédure ne tient guère compte de la possibilité d’un changement de comportement et d’habitudes de certains depuis la chute du communisme.

D’après moi, le fait de s’appuyer sur des informations recueillies illégalement et conservées dans des archives incomplètes des services secrets pose problème. Des procédures de vérification équitables peuvent difficilement se fonder sur ces archives.

Certains pays ont ouvert au public les archives de leurs services secrets. C’est le cas de l’Allemagne où un bureau a été créé à cet effet. Il importe que les personnes concernées puissent examiner les dossiers constitués sur eux par les anciens services secrets.

Il faut cependant protéger la vie privée des individus, des victimes et des témoins, conformément aux normes en matière de droits de l’homme. Des fuites pourraient facilement se produire, entraînant la diffusion d’informations non fondées susceptibles de porter atteinte à la réputation des personnes. Cela enfreindrait le principe de la présomption d’innocence.

La lustration n’est qu’un aspect du comportement à adopter face au passé. Poursuivre les auteurs d’infractions graves, indemniser les victimes, faire la vérité sur le passé et l’enseigner sont autant d’autres mesures qui devraient toutes venir compléter les procédures d’inspection.

Les parlementaires du Conseil de l’Europe ont indiqué, dans leur résolution de 1996, que « la clé d’une coexistence pacifique et de la réussite du processus de transition réside dans un délicat équilibre consistant à rendre justice sans esprit de vengeance ».

Tout risque de détournement du processus d’inspection à des fins politiques ou personnelles doit être évité, ce qui suppose des procédures très strictes et parfaitement équitables. Rappelons que vengeance n’est pas justice.
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Thomas Hammarberg

NB : Estimant que les processus de contrôle du passé des agents de la fonction publique n’avaient pas été étudiés de manière assez systématique, le Centre International pour la Justice Transitionnelle (ICTJ) a lancé en 2003 un ambitieux projet de recherche. Il a ensuite élaboré des lignes directrices en la matière, publiées en 2006 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.

Strasbpirg 19/03/2007
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