IV. Cadre théorique de la relation medecin-patient
La santé est un bien fondamental valorisé dans de nombreux contextes, notamment dans la vie privée, sociale et économique, et lié à la subsistance et au bien-être de la personne dans son ensemble. Quand la santé fait défaut, il n’est pas possible de faire des projets personnels, de poursuivre des objectifs ou de se créer une identité qui ne soit pas restreinte par une limitation physique, mentale ou sociale. Il s’agit donc d’une condition préalable à la jouissance d’autres biens humains.
De manière générale, la finalité de la médecine est de garantir la santé d’une société et des individus qui la composent. Bien qu’il soit difficile de définir la santé et la maladie en tant que concepts, la médecine est largement reconnue comme une pratique visant à promouvoir la santé, œuvrant ainsi en faveur d’un bien fondamental. L’absence de consensus sur une définition « correcte » de la santé, qui ressort des débats à ce sujet, ne remet pas en cause la valeur fondamentale de la santé pour la vie humaine. La réalisation des objectifs de la médecine passe par de « bonnes » rencontres médicales avec les patients. Dans la poursuite de ces objectifs dans le cadre de la relation médecin‑patient, les capacités morales et techniques doivent être réunies dans l’intérêt du patient, car les activités médicales touchent des individus ayant des valeurs et des intérêts moraux.
Comme indiqué au chapitre intitulé « La Convention d’Oviedo et les principes des droits de l’homme en matière de santé », la Convention d’Oviedo définit les valeurs suivantes :
- La dignité humaine
- La primauté de l’intérêt du patient sur l’intérêt de la société et de la science
- Le droit à la vie
- L’intégrité physique
- La vie privée et l’identité
- Le consentement éclairé
- Le droit de savoir et celui de ne pas savoir
- L’interdiction de la discrimination et des inégalités dans l’accès aux soins de santé
- Les normes relatives à la qualité des soins de santé
Ces valeurs, ainsi que les divers objectifs de la médecine en tant que pratique, peuvent être mis en œuvre à travers différents types de relations médecin-patient. Les modèles de la relation médecin‑patient (idéale) se sont adaptés au fil du temps pour tenir compte de l’importance croissante de l’autonomie du patient et de son juste équilibre avec d’autres obligations éthiques incombant au médecin en matière de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice. Dans un article fondateur, Emanuel et Emanuel (1992) ont proposé quatre modèles de relations médecin‑patient.
Modèle paternaliste
Ce modèle confère la plus grande partie du pouvoir de décision au médecin. Il suppose l’existence de valeurs ou de critères objectifs et partagés pour définir la meilleure stratégie favorisant la santé et le bien-être du patient. Le rôle du médecin est celui d’un expert, d’un praticien compétent chargé de « promouvoir le bien-être du patient indépendamment des préférences que celui-ci exprime à ce moment-là ». Le médecin agit comme « tuteur du patient, en exposant et en mettant en œuvre ce qu’il y a de mieux pour le patient ». L’autonomie du patient se traduit uniquement par son consentement à la mise en œuvre de ce que le médecin a défini comme la meilleure stratégie.
Modèle informatif
Ce modèle confère en revanche la plus grande partie du pouvoir de décision au patient. L’objectif des interactions cliniques est « que le médecin fournisse au patient toutes les informations pertinentes, que le patient choisisse les interventions médicales et que le médecin mette en œuvre les interventions choisies ». Ce modèle ne suppose pas l’existence de valeurs objectives ; les valeurs et l’intérêt du patient sont considérés comme connus ou établis par le patient, et non par le médecin. Le rôle de ce dernier est de présenter des faits qui contribuent à ce que le patient prenne une décision correspondant le mieux à ses intérêts.
Modèle interprétatif
Très proche du modèle informatif, ce modèle accorde toutefois un plus grand rôle au médecin consistant à aider le patient à comprendre ses valeurs et ses intérêts, ainsi que les conséquences possibles de différentes interventions sur ces éléments. Le médecin agit comme conseiller qui aide le patient à « expliciter et rendre cohérentes » ses valeurs, sans les évaluer, ni essayer de les hiérarchiser à la place du patient. Le choix final de l’intervention revient encore au patient selon ce modèle, mais le médecin oriente plus activement la prise de décision que dans le modèle informatif
Modèle délibératif
Très proche du modèle informatif, ce modèle accorde toutefois un rôle plus important au médecin consistant à évaluer et hiérarchiser les valeurs du patient et à « mettre en évidence les types de valeurs que renferme chaque possibilité… en évoquant les raisons pour lesquelles certaines valeurs liées à la santé méritent davantage d’être recherchées ». La délibération entre médecin et patient se limite « aux valeurs liées à la santé, c’est-à-dire celles qui ont une influence sur la maladie et la prise en charge du patient ou qui sont influencées par celles-ci ; le médecin reconnaît que nombre d’éléments moraux ne sont pas liés à la maladie et à la prise en charge du patient et sortent du cadre de leur relation professionnelle ». La délibération vise la persuasion morale, et non la contrainte, le patient décidant en définitive de la validité et de la priorité appropriées de ces valeurs dans sa vie. Alors que le médecin est un conseiller selon le modèle interprétatif, il agit « en tant qu’enseignant ou ami, en impliquant le patient dans le dialogue sur la meilleure stratégie à adopter » dans le modèle délibératif. Il indique à la fois au patient ce qu’il pourrait faire et, dans le cadre de sa compréhension de la vie et des valeurs du patient, l’intervention qu’il devrait choisir selon lui. La décision finale revient toujours au patient mais est soumise à plus de persuasion et à l’argumentation normative du médecin. Dans ce modèle, l’autonomie du patient est conçue comme un outil de développement personnel moral ; « le patient est en mesure de ne pas simplement suivre des préférences non examinées ou des valeurs examinées, mais d’envisager, à travers le dialogue, d’autres valeurs non liées à la santé, leur honorabilité et leurs répercussions sur la prise en charge ».
En savoir plus
Un cinquième modèle, le « modèle instrumental », est évoqué par Emanuel et Emanuel dans leur analyse des relations médecin‑patient, mais a rapidement été écarté pour des raisons morales. Aucune importance n’y est accordée aux valeurs du patient ; au lieu de cela, le médecin prend une décision ou convainc le patient de choisir un protocole de traitement particulier en se fondant sur des valeurs externes, comme le bien de la société ou de la science. Bien que ce modèle ait été moralement condamné, à juste titre, il convient de noter qu’il reste potentiellement pertinent pour servir d’avertissement pour le déploiement de l’IA. Lorsque l’IA est recherchée non pas pour le bien du patient mais par souci d’efficacité ou de réduction des coûts, il serait possible de faire valoir que la relation médecin-patient est instrumentalisée. L’influence de ces valeurs externes sur les relations médecin‑patient est détaillée plus loin.
Chacun de ces modèles de relations médecin-patient traduit différents degrés de respect accordés à l’autonomie et au développement personnel moral du patient. Les droits et les valeurs inscrits dans la Convention d’Oviedo donnent une certaine idée de l’acceptabilité générale de ces modèles. L’adoption d’un modèle paternaliste semble susceptible d’entraîner une violation de l’exigence de consentement éclairé définie à l’article 5. De même, un modèle délibératif ne respecterait pas un aspect spécifique de cette exigence de consentement, qui est développé dans le rapport explicatif à la convention : le consentement du patient devrait se fonder sur « une information objective » donnée « en l’absence de toute pression de la part d’autrui ». La difficulté à fournir des informations objectives sera à nouveau abordée dans une partie du chapitre intitulé « Les conséquences potentielles de l’IA sur la relation médecin-patient » portant sur la transparence des soins cliniques facilités par l’IA.