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Engagement citoyen dans l’économie: quelle contribution de la finance solidaire et de la consommation responsable à la cohésion sociale?

Sabine Urban, Professeur émérite, Université Robert-Schuman, Strasbourg

Introduction

Le thème retenu par le Conseil de l’Europe pour le présent volume de la collection « Tendances de la cohesion sociale » est vaste et ambitieux car il se réfère à un groupe de questions importantes, au cœur du débat de société actuel, et en pleine évolution puisque les réflexions qui y sont liées suggèrent l’émergence d’un nouveau paradigme socio-économique, concernant plus précisément les relations entre les pouvoirs publics, le marché et la société civile, dans un cadre démocratique.

Le libellé du titre est centré sur l’engagement citoyen dans l’économie et la cohésion sociale. Les citoyens représentent en même temps beaucoup de sujets politiques (dans une démocratie) et de nombreux acteurs économiques, donc susceptibles d’exercer une influence sur d’autres acteurs socio-économiques et des institutions représentatives (politiques). Dans un premier temps, l’identification des «citoyens» et de leur «engagement» demande à être précisée; ce sera l’objet du premier point.

L'engagement citoyen se livre dans un environnement économique, politique et social qui n’est pas neutre. De nombreuses forces s’y trouvent engagées, mettant en œuvre des pouvoirs qui se proposent de régler, à leur avantage ou selon des valeurs partiales qu’ils défendent, le jeu social. En d’autres termes, on peut souligner que l’engagement citoyen est limité par des mécanismes divers et des pouvoirs qui ont créé un certain cadre de fonctionnement de la vie sociale. Le deuxième point évoquera quelques-uns de ces mécanismes.

Il est alors permis de se poser la question de la réaction que l’homme peut envisager face à ces mécanismes. L’«homme» concerné est aussi bien l’être individuel que l’être social et, par delà, le pouvoir politique qui le représente. Sans vouloir être pessimiste ou faire naître une polémique, on peut affirmer qu’aujourd’hui la société humaine est en crise, sans doute du fait d’une partition excessive entre ce qui est «économique», «social» et «politique». De nouveaux liens devraient être créés ou recréés, dans le respect de certaines valeurs fondamentales, telles celles défendues par le Conseil de l’Europe. «L’économie solidaire» (ou solidarity-based economy) est une des pistes novatrices qui se présente. Elle mérite dès lors d’être connue, reconnue et mise en œuvre. C’est à cet aspect de remise en cause qu’est consacré le troisième point.

1. Identification du citoyen et de son engagement dans la vie socio-économique

Les concepts de « citoyen », de « solidarité », de « responsabilité », de « cohésion sociale », inclus dans le titre général de cet ouvrage, ne sont pas nouveaux mais font souvent l’objet d’acceptions diverses.

Le terme de citoyen a vu son champ d’utilisation s’étendre de l’appartenance à la Cité de l’Antiquité à l’Etat-nation, puis à un ensemble supranational (comme l’Europe en devenir), et finalement à un espace illimité dans la mesure où un «citoyen du monde» met l’intérêt de l’humanité au-dessus du nationalisme. C’est dire que l’«engagement citoyen» est susceptible de se déployer à différents niveaux territoriaux (local, régional, national, international) avec des marges de liberté ou des droits et des devoirs différents. En tout état de cause, le citoyen est un «acteur» de la société, personne physique ou morale, dont les préoccupations ne sont pas seulement matérielles ou financières («économiques») mais aussi humaines, «sociales».

Les «acteurs» sont par définition influents dans la mesure où ils «agissent», ou sont susceptibles de le faire. Ils disposent dès lors d’un pouvoir qu’ils peuvent exercer. En conséquence, ce pouvoir leur attribue une responsabilité sociale, qui dépasse l’intérêt d’une personne physique ou morale pour s’étendre à celui d’un groupe, voire à celui de la société dans son ensemble (éventuellement limitée à un champ d’action déterminé). Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977, a bien démontré que dans le domaine de la vie sociale les lois «déterministes» de la physique ne sont guère pertinentes. L’évolution de la société ne se réalise pas dans un système stable; elle n’est pas linéaire mais marquée par des points de bifurcation introduisant des éléments aléatoires conduisant à des modifications de structures. Nous vivons «la fin des certitudes et l’apparition de pluralité des futurs1». A partir du moment où les déterminismes sont remplacés par de simples probabilités d’évolution, il faut admettre la responsabilité de chacun dans l’orientation de l’évolution. Chacun a le pouvoir d’être acteur. «C’est un appel à l’action individuelle qui, dans notre temps plus que jamais, n’est pas nécessairement condamnée à l’insignifiance2».

Le citoyen individuel n’est évidemment pas seul en cause. Ce citoyen vit en groupe, est administré par des organisations privées (entreprise, association, etc.) ou des institutions politiques (Etat, région, commune…) encore désignées sous le vocable de «pouvoirs publics», chargées d’autorité et de moyens d’action souvent substantiels. Apparaît, dès lors, la notion de «responsabilité partagée» ou coresponsabilité3. Citoyens individuels, groupés, ou institutions ont en commun la capacité d’exercer des choix, d’exprimer une volonté, d’avoir une vision stratégique, bref de pouvoir orienter le changement, et de l’orienter potentiellement d’une manière cohérente, coordonnée (si l’on accepte une vision optimiste des choses). Rappelons que la réalité sociale, ou socio-économique, est un «construit» humain; chacun y a sa part de responsabilité, même si ces parts sont fort inégales. La société contemporaine est en train de redécouvrir activement les multiples facettes du partenariat, qui s’est manifesté selon des pratiques très diverses dans le temps, selon les lieux et selon les domaines concernés. Aujourd’hui, cette tendance est fortement liée au processus de globalisation en cours, qui a accéléré les interactions, les interdépendances au niveau du monde; les décisions purement individuelles perdent dès lors une partie de leur sens, ce qui peut paraître paradoxal dans un contexte où l’intérêt individuel est exaspéré. L’avenir des habitants de la planète est désormais lié aux décisions concurrentes, contradictoires ou complémentaires de tous les acteurs jouant sur la scène mondiale. Les flux commerciaux et financiers, les idées ou les idéologies, les images et les sons, la pollution, les maladies, les trafics d’armes ou de drogues, la corruption, la pauvreté, le mépris des droits de l’homme, etc., ne connaissent plus guère de frontières.

Responsabilité et partenariat conduisent à l’acceptation d’un principe de solidarité. Mais le processus de globalisation et la complexité des systèmes qui s’en suit rendent l’expression du principe de solidarité difficile à l’échelle de l’ensemble du monde, même si l’idée de «commerce équitable» entre le «Nord» (les pays développés) et le «Sud» (économiquement moins avancé) progresse d’une manière encourageante et que l’intérêt qui lui est témoigné est croissant. Plus généralement, la solidarité n’a trouvé son expression politique que plus tardivement: à la fin du XIXe siècle en Allemagne sous la houlette du chancelier Otto von Bismarck, puis au XXe siècle aux Etats-Unis à l’instigation du Président Franklin Delano Roosevelt (le New Deal, faisant suite à la grande dépression des années 1930) et un peu plus tard, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, dans la plupart des pays européens instaurant des politiques généreuses d’Etat providence (welfare state)4. La solidarité s’exprime alors, d’une part, par une sorte de mutualisation du risque, par une prise en charge collective de dépenses concernant des personnes plus fragiles, moins solvables que d’autres, et, d’autre part, par le partage d’ambitions communes (soutien de la natalité, prévention de maladies, éducation de qualité pour tous, accès minimal à certaines ressources comme l’eau ou l’information, etc.). On peut observer que, en règle générale, la solidarité s’exprime plus facilement dans des espaces limités (par des enclos ou des frontières) que dans des espaces vastes, interconnectés, sans gouvernance précise ou acceptée par tous (comme l’espace mondial). On peut en revanche se réjouir de nouveaux espaces de solidarité apparaissant à l’échelle internationale, plus précisément dans l’Union européenne où s’élaborent de nombreuses initiatives de solidarité active (fonds structurels, fonds de cohésion, réseaux européens de coopération…).

Le principe de solidarité est par contre battu en brèche par le principe de solvabilité, accepté, lui, à peu près partout: l’argent est recherché, désiré par la grande majorité des personnes; il représente aujourd’hui la valeur globale par excellence (convertible, acceptée partout, donnant librement accès à presque tout). Par l’adoption d’une manière dominante du principe de solvabilité, opposé au principe de solidarité, on reconnaît l’accès à certaines ressources ou à la couverture de certains risques seulement pour ceux qui sont en mesure de payer leurs prix fixés par les marchés concernés. Se pose dès lors avec acuité la question de la création et surtout de la distribution des ressources monétaires. L’allocation de ces ressources monétaires dans une société libérale est nécessairement inégale, puisque liée à des contributions productives, à des prestations de biens et de services évalués de manière variable, selon des mécanismes de marché plus ou moins «parfaits» (une fiction théorique) ou selon des rapports de force eux aussi inégaux, les «forts» ayant des avantages (d’argumentation, de négociation, de défense) sur les «faibles».

Au-delà d’un certain seuil d’inégalité (et par la suite de non-équité), les tensions sociales deviennent insupportables, les liens sociaux se dénouent, la société tombe en crise, sans sens, la violence s’installe et se propage sous de multiples formes. En désespoir de cause (car la violence finit par être assassine pour tous) on cherche à trouver une certaine «cohésion sociale» entendue comme un concept politique, nécessaire, qui s’avère fondamental pour soutenir et légitimer le projet d’une société «moderne» (en ce sens qu’elle ne se fonde pas sur des modèles de vie et de savoir légitimés par la tradition). La cohésion sociale peut être considérée comme une sorte d’antidote à la violence. Le Conseil de l’Europe (en l’occurrence la Division pour le développement de la cohésion sociale, Direction générale de la cohésion sociale) propose la définition de référence suivante, fondée sur les principes généraux de l’Organisation: «La cohésion sociale d’une société moderne se définit comme l’ensemble de rapports et de liens qui tendent à renforcer la capacité de la société à assurer de façon durable le bien-être de tous ses membres, incluant l’accès équitable aux ressources disponibles, le respect de la dignité dans la diversité, l’autonomie personnelle et collective et la participation responsable5.» La cohésion sociale apparaît donc à la fois comme un idéal à atteindre, mais aussi comme un capital pouvant être fructifié au profit du bien commun.

Une valeur centrale de la cohésion sociale est l’existence effective de liens, d’interrelations pacifiques entre individus, groupes et institutions. Cet idéal ne va pas de soi. Si le principe défini ci-dessus ne peut que séduire par la qualité sociétale qu’il évoque, il faut bien reconnaître que son application est délicate. Il existe en fait une série de forces, de jeux de pouvoir, d’enjeux mal appréhendés et de mécanismes qui œuvrent à l’encontre de cette harmonie sociétale. La vigilance et le volontarisme politique n’en sont que plus indispensables. On peut en effet penser que la manière selon laquelle va être stimulée la cohésion sociale va conditionner dans l’avenir non seulement la paix, mais aussi la croissance économique dans le respect d’un possible développement «durable» (en termes socio-économique et écologiques), ainsi que la créativité socio-économique. Le monde a besoin de nouvelles «architectures» organisationnelles (Jürgen Habermas) stimulant le respect de valeurs non exclusivement mercantiles. Dans cette perspective, il est intéressant d’observer les initiatives novatrices qui se multiplient, tout en étant encore largement méconnues, telles que celles de la finance solidaire ou de la consommation responsable. Les institutions européennes ont elles aussi une grande capacité d’innovation sociétale, d’abord parce qu’elles facilitent les comparaisons de situations et de politiques entre les pays membres (permettant de dégager des exemples à suivre, des best practices), aussi parce qu’elles sont un think tank, des «boîtes à idées» qui donnent à réfléchir, et, bien sûr, parce qu’elles ont un pouvoir d’influence, d’initiative et de décision pour «griffer le réel» (Marina Ricciardelli).

2. Des mécanismes économiques et technologiques puissants interfèrent dans la vie sociale

La réalisation d’une cohésion sociale n’est pas spontanée, surtout à l’heure actuelle, car des forces opposées et des mécanismes contrariants opèrent. On peut aussi parler de dysfonctionnements de mécanismes de régulation ou de dérives comportementales (non-respect des règles, corruption, falsification de documents, etc.), et noter par ailleurs qu’il existe des évolutions technologiques, sans aucune portée morale ou éthique, qui ont des incidences profondes sur le fonctionnement des sociétés. On ne citera ici que quelques facteurs.

Le processus de globalisation constitue sans doute une donnée majeure du changement sociétal. Il a rendu les espaces et les hommes de la planète largement interdépendants. Cette interdépendance systémique est marquée par de multiples relations économiques, sociales, politiques, environnementales, culturelles, sanitaires, climatiques, etc., dans l’ensemble peu contrôlées et mal maîtrisables. Le champ du possible est largement ouvert pour le meilleur et pour le pire. Cependant, dans le même temps, et pour tenter de mieux maîtriser cette évolution globale désordonnée, des sous-ensembles se sont développés, dans le sens d’une intégration partielle destinée à renforcer leur pouvoir d’influence dans le monde ou à créer des espaces de protection socio-économiques particuliers. Dans une certaine mesure, ces sous-ensembles portent la marque de la contrainte, de la dépendance réciproque, conduisant à une réduction de la marge de manœuvre, ou de la liberté décisionnelle de certains acteurs majeurs. Les entreprises européennes, par exemple, sont tributaires d’une politique de concurrence ou d’une politique monétaire liée à l’euro, les Etats européens limités dans leurs initiatives et leurs choix budgétaires par des politiques communes ou des dispositions inscrites dans les traités, les consommateurs soumis à des décisions de producteurs de matières de base ou autres ressources stratégiques, les investisseurs et les épargnants liés à des taux d’intérêt ou de rendement définis par les marchés financiers internationaux, etc. La multiplicité de ces liens crée un environnement d’une grande complexité, accroissant les situations d’incertitude et de risque, et par suite de tensions, de crispations sociales, de peurs, de refus, de replis identitaires ou égocentriques, de méfiance. Ce ne sont pas là des ingrédients stimulant la cohésion sociale largement liée à la réalité d’une confiance réciproque.

Par ailleurs, le déploiement prodigieux des nouvelles technologies de l’information et de la communication, à la fois à l’origine du processus de globalisation et stimulées par lui, a entraîné la généralisation de nouveaux processus de production, flexibles et fragmentés. Les différentes étapes de la chaîne de création de valeur se trouvent ainsi éclatés de par le monde: la recherche-développement organisée par ci, les ateliers de fabrication de composants par là, l’assembla ge ailleurs, la distribution encore ailleurs. Les recettes fiscales liées à la production et les prélèvements sociaux liés à l’emploi, les rémunérations du travail, sans compter les profits, sont «volatilisés » de par le monde. On parle à ce propos de «migration de valeur». Toujours est-il que les ressources des collectivités locales, des Etats, des salariés, des organismes de protection sociale sont fragilisées, deviennent aléatoires. L’instabilité s’installe un peu partout et les bienfaits de la cohésion sociale sont recherchés dans l’urgence, voire même dans le désespérance. En réalité, les changements technologiques et économiques ne sont que partiellement au service de l’homme et de ses besoins dans la mesure où ces changements se déroulent à un rythme tel que les capacités d’adaptation des hommes et des institutions ont du mal à suivre celui des exigences (techniques et scientifiques).

Les capacités d’adaptation ne sont pas seulement tributaires du rythme du changement, elles dépendent aussi des «emprises de structure» (structural ascendancies) (François Perroux) que le système socio-économique a engendrées. L’économie de marché n’est pas, comme cela est souvent admis en théorie, un cadre de fonctionnement de l’économie où les acteurs sont des agents individuels (par opposition aux groupes), autonomes, libres, parfaitement informés, susceptibles d’infléchir d’une manière anonyme et démocratique la demande et l’offre. La réalité observable présente au contraire la marque de beaucoup d’inégalités et d’égoïsmes parmi les acteurs, d’asymétries d’information ou de pouvoir, de collusions de tous ordres, même d’illégalités flagrantes. Les résultats de ce «jeu» inégalitaire ne peuvent être qu’inégaux et inéquitables, et la dynamique endogène du jeu risque d’engendrer une accentuation des écarts de conditions de vie et de répartition des richesses.

Les forces endogènes se combinent avec le phénomène des externalités. L’idée fondamentale du concept d’externalité est la reconnaissance du fait que l’action d’un acteur donné peut affecter d’autres acteurs sans que ceux-ci aient été consultés ou indemnisés pour les effets dommageables qu’ils subissent («externalités négatives») ou sans que les bénéficiaires aient à payer un avantage qui leur est attribué du fait de ces externalités («externalités positives»). Les acteurs les plus influents cherchent évidemment à créer des externalités positives qui leur soient favorables, les plus faibles étant, eux, condamnés à subir, sauf si des arbitres, comme les pouvoirs publics, décident d’intervenir en leur faveur. C’est là un rôle primordial que les pouvoirs publics démocratiques devraient jouer. Il est à noter que ces écarts de niveaux de développement ou de richesses capitalisées ne sont pas l’apanage d’un système: l’économie de marché, tout comme l’économie dirigée autoritairement, ont chacune leurs vertus et leurs tares à cet égard. Dans le passé l’économie de marché a présenté une grande efficacité dans la création de biens et de services, qui sont un des éléments du bien-être; l'économie dirigée a témoigné de grandes qualités dans la répartition des ressources et le respect de certains aspects du bien commun. Les manquements – notamment éthiques – de part et d’autre justifient cependant la recherche de nouvelles voies d’organisation socio-économique, telles la «troisième voie» (Anthony Giddens) ou l’«économie solidaire», les deux voies combinant économie de marché et engagement politique soutenu, mais se séparant sur la défense d’une palette de variables fondamentales.

Au plan sociologique, les résistances au changement constituent un autre facteur de freinage sur la voie de l’évolution vers une responsabilité partagée entre les acteurs pour assurer le bien-être de tous et l’intégrité des valeurs sociétaires comportant notamment l’implication de la diversité dans le même espace de droits. Le phénomène de résistance au changement qui s’appuie souvent sur des droits et privilèges acquis, des habitudes irréfléchies, des préjugés soustraits à toute vérification (Durkheim) n’est pas propre aux individus, elles s’applique aussi aux collectivités publiques (jalouses de leurs compétences) ou aux organisations privées (soucieuses de la pérennité de leur rôle et de leur pouvoir).

3. Des remises en cause s’imposent et sont en marche

Des remises en cause s’imposent à la fois pour respecter une nouvelle réalité émergente et pour orienter l’avenir vers une société moderne et viable. C’est ainsi que l’émergence du rôle grandissant d’une société civile (associative, communautaire, non gouvernementale…) remet en question l’ancien paradigme sociétal de l’après-guerre, symbolisé par le «couple Etat-marché6» que confortait le cadre de la reconstruction de cette époque, et plus largement de la modernisation de l’économie. Ce modèle de régulation réalisait à l’échelle nationale un arrimage heureux entre développement social et croissance économique, à travers, entre autres, une redistribution qui consolidait la «demande effective» (Keynes) pour la production nationale de biens et de services. Chemin faisant, le modèle d’«Etat providence» a été critiqué pour plusieurs raisons: il aurait notamment engendré une bureaucratie et des coûts sociaux jugés excessifs pour le maintien de la compétitivité internationale sur le site concerné, il serait à l’origine d’une immigration non désirée, d’abus frauduleux, de déficits budgétaires chroniques, de délocalisations d’activités et donc d’augmentation du chômage (que le système cherche précisément à soulager), d’atonie des membres de la société (qui perdraient ainsi leur réactivité et leur volonté d’entreprendre), etc. En somme, la charge est lourde, mesurable, alors que la contrepartie, à savoir le respect de la dignité humaine même dans l’adversité, et la préservation d’une chance de trouver ou de retrouver une voie de réussite, est difficile à évaluer en termes monétaires.

Le «capital humain» est une valeur sans doute inestimable (au sens où elle dépasse toute estimation comptable), mais l’estime (au sens de considération) qu’on est prêt à lui témoigner dans la société n’est pas toujours explicite, visible. Le respect des valeurs financières est a contrario tellement plus simple! La «financiarisation» à l’extrême de la vie sociale conduit cependant la finance dans une crise de légitimité7 car introduisant des pratiques de «vol légalisé» et un mépris du capital humain et sociétal, par nature immatériel et donc difficile à évaluer et à rémunérer selon des normes comptables conçues pour un autre âge industriel. Pourtant, ce capital humain et sociétaldevient de plus en plus important par rapport aux actifs physiques. Microsoft n’a pas eu besoin de beaucoup de machines pour prospérer mais de «travailleurs du savoir». Le système productif vit une réelle métamorphose. A partir du moment où les actifs immatériels (intangible) prennent une importance croissante dans la société moderne, on devrait logiquement en déduire que le modèle de développement actuel, extraordinairement gaspilleur de ressources, et singulièrement de ressources humaines incorporant savoirs et potentiel de créativité, cesse d’être pertinent.

La non-pertinence du modèle sociétal actuel n’est pas soulignée seulement par quelques idéalistes ou penseurs isolés; elle est aussi affirmée, d’une manière peut-être étonnante, par des acteurs majeurs du système qui semblent être devenus sensibilisés à ce sujet. Nous ne citerons que trois exemples à titre d’illustration. Un financier, en l’occurrence Claude Bébéar, Président du Conseil de surveillance du groupe d’assurance Axa8, ose affirmer très clairement : «la finance doit renoncer à sa tentation impériale. La finance, en particulier les marchés financiers, ne peut prétendre régir l’ensemble des relations économiques» (et sociales qui en découlent). […] Il est impératif que les hommes de l’art, les dirigeants d’entreprises, les régulateurs et le grand public s’en souviennent.» Dans le même Rapport moral sur l’argent dans le monde, 2003-2004, Horst Köhler (élu en mai 2004 nouveau Président de la République fédérale d’Allemagne, mais à l’époque Directeur général du Fonds monétaire international – FMI) plaide pour une «meilleure mondialisation», une mondialisation qui exige une gestion politique et qui se dote d’une «éthique mondiale», à savoir «un consensus de base reposant sur des valeurs cohésives, des normes absolues et des convictions personnelles» (termes repris du philosophe et théologien Hans Küng)9. «Il faut accorder davantage d’attention à la dimension sociale de la mondialisation». Thierry Desmarest, Président du groupe énergétique Total, est devenu lui aussi attentif à ces préoccupations sociétales10 : les entreprises multinationales ont, et doivent prendre, leur part de responsabilité. Pour sa part, le groupe «s’est engagé dans cinq domaines fondamentaux» parmi lesquels «la gestion attentive de ses ressources humaines, gage de cohésion sociale» et «son intégration dans les communautés locales». Pour l’entreprise, «il ne suffit plus de faire honnêtement du profit, il faut s’impliquer dans la résolution des problèmes du monde» et cette nouvelle responsabilité passe par une collaboration ouverte entre le monde économique, le monde politique et la société civile.

La société civile entre en scène avec un rôle majeur à jouer en raison des défaillances relatives à la fois du marché et de l’Etat comme forces de régulation économiques et sociales acceptables. Les rôles respectifs et complémentaires du marché et de l’Etat sont reconnus par presque toutes les mouvances du spectre politique, mais avec des modulations différentes. Les uns proposent comme règle générale la régulation marchande (le principe de solvabilité), mais renvoient les perdants du système aux bons soins de la société civile à laquelle on reconnaît un rôle de «réparatrice des dégâts» engendrés par le système socio-économique en vigueur. La société civile s’exprime alors principalement par le biais d’organisations non gouvernementales (ONG), d’associations d’entraide charitables, religieuses ou laïques, ou de groupes d’intervention civils divers. D’autres prennent acte des limites du couple Etat (pouvoirs publics)-marché, qui a vécu trente années d’heures «glorieuses» (de 1945 à 1974) pour y adjoindre la société civile à part entière, avec un réel pouvoir, certes conquis sans procédure électorale représentative. Est ainsi visé un nouveau modèle d’économie mixte de régulation et de gouvernance (Anthony Giddens11) qui table sur la concertation entre toutes les parties prenantes (stakeholders) du système socio-économique. Le concept d’économie solidaire, décliné dans cette publication, vient ajouter à ce modèle une dimension novatrice, enrichissante et originale. Elle repose sur un engagement fort de la société civile qui refuse de s’incliner, sans réagir, devant des règles de gouvernance et de régulation qu’elle juge inéquitables.

Benoît Lévesque utilise à ce propos la métaphore de «ménage à trois» (Etat-marché-société civile) et le qualifie de nouveau paradigme. Il s’agit d’un dépassement du couple Etat-marché qui a fait son temps, pour faire place non pas à un retour au «marché célibataire», comme le prônent les néo-libéraux, mais à une configuration plus subtile et plus délicate de «ménage à trois». Cela dit, «ce ménage à trois ne va pas de soi puisque le marché, la hiérarchie et la société font appel à des mécanismes différents: les prix pour la coordination des activités marchandes, le respect des règles pour les hiérarchies publiques et privées, l’engagement volontaire pour la société civile, ce qui suppose la délibération pour l’adhésion à un projet commun toujours à redéfinir12». De plus, ces «trois» doivent relever des défis bien spécifiques: le marché doit prévenir ou être attentif aux défections (excluant des acteurs, non nécessairement remplacés par de nouveaux entrants), la hiérarchie doit s’assurer non seulement du respect et de la rationalité des règles, mais aussi de la légitimité de ceux qui les définissent; la gouvernance de la société civile doit, elle, relever le défi de la solidarité et de la loyauté. Le fonctionnement de ce ménage à trois suppose donc une activation forte d’un partenariat public-privé et une concertation toujours renouvelée, susceptibles de dégager d’importantes synergies dans le cadre d’une économie plurielle (capitalisme privé, économies publique et sociale ou «solidaire»).

Dans ce nouveau modèle en émergence, le «social» cesserait d’être traité en résidu d’un processus essentiellement «économique», ou seulement comme un coût, une charge, mais comme un capital immatériel, fruit d’un investissement qui améliore le rendement global du système productif. Ce capital humain est d’ailleurs logiquement un élément central d’une nouvelle économie fondée sur les connaissances, les savoirs et les compétences, disponibles ou potentielles. Le capital humain est évolutif et donc susceptible d’accompagner et d’orienter le changement, à condition de pouvoir bénéficier des éléments nécessaires à sa mise en valeur. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir les compétences individuelles, mais aussi celles des groupes sociaux, étant entendu qu’il existe une interaction (externalités) entre tous les acteurs qui devraient pouvoir se fertiliser mutuellement.

En économie industrielle, on a imaginé des modèles de développement et de gouvernance dénommés modèles de «coopétition» (Nalebuff et Brandenburger, Harvard13) associant «coopération» et «compétition» dans le cadre de jeux d’alliances bénéfiques. Il est dès lors permis de penser que la complémentarité reconnue de l’économique et du social, tout comme celle des formes de régulation publiques et marchandes, devrait également pouvoir s’imposer plus généralement dans la sphère socio-économique et celle de la démocratie politique. Cette transformation sociétale suppose certes beaucoup de bonne volonté et d’ouverture à l’altérité, donc des changements de comportements, habituellement lents, mais il semble clair que la recherche de davantage de cohésion sociale ne relève plus de l’utopie et devient une nécessité vitale et urgente pour la société, comme le démontre l’explosion de violences de tous ordres qui accable l’humanité à l’heure actuelle.

Cet article est extrait de :

Engagement éthique et solidaire des citoyens dans l'économie : une responsabilité pour la cohésion sociale (Tendances de la cohésion sociale n°12) (2004)

ISBN 92-871-5558-5, 12 € / 18 US$.

A paraître le 15/12/2004

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Résumé
Cet ouvrage analyse sous différentes perspectives, en s'inspirant de la Stratégie de cohésion sociale du Conseil de l'Europe, les nouvelles formes de solidarité et de responsabilité économique que les citoyens européens mettent en place pour répondre aux défis actuels liés à la vulnérabilité humaine ou environnementale.
Quelques concepts et cadres juridiques émergent ici en réponse à ces initiatives éthiques et solidaires, qu'il convient de lire en s’interrogeant sur une question de fond: est-il possible de redonner un sens «politique» (de polis, de bien commun, de cohésion sociale) aux choix économiques individuels?


1 . Prigogine, Ilya, Le futur est-il donné?, in Ricciardelli, Marina et Urban, Sabine, Mondialisation et sociétés multicuturelles, l’incertain du futur », Presses universitaires de France, Paris, 2000, pp.11-20.

2 . Ibid., p. 20.

3 . Concept décliné par le Conseil de l’Europe dans le Guide méthodologique pour l’élaboration des indicateurs de la cohésion sociale, à paraître en 2005.

4 . Il n’est pas fait mention ici des politiques de solidarité sociale mises en œuvre en Union soviétique, en Chine ou au Japon.

5 . Définition donnée dans le Guide méthodologique pour l’élaboration des indicateurs de la cohésion sociale du Conseil de l'Europe, op. cit., à paraître en 2005.

6 . Lévesque, B., «Fonctions de base et nouveau rôle des pouvoirs publics: vers un nouveau paradigme de l’Etat», in Annals of Public and Cooporative Economics, vol. 74, no 4, 2003, pp. 489-513.

7 . Voir à ce sujet la contribution de John Plender in Rapport moral sur l’argent dans le monde, 2003-2004, édité par l’Association d’économie financière, Caisse des dépôts et consignations, Paris, 2004, pp. 67-74.

8 . Ibid., p. 65, «Pour une finance responsable».

9 . Ibid., pp. 189-199, «Vers une meilleure mondialisation».

10 . Ibid., pp.347-352, «La mise en œuvre des concepts de responsabilité sociétale par le groupe Total».

11 . Giddens, Anthony, The Third Way. The Renewal of Social Democracy, Polity Press, Cambridge, 1999.

12 . Lévesque, B., op. cit., p. 498.

13 . Nalebuff, Barry et Brandenburger, Adam, Co-opetition, Doubleday Books, New-York, 1996.