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Forum 2006 – Quelle cohésion sociale dans une Europe multiculturelle ?
 

Introduction au Forum

La cohésion sociale serait, dit-on, un but difficilement atteignable dans une Europe multiculturelle voire dans une Europe des migrations, dans laquelle nous vivons pourtant depuis des décennies.

Quelles sont les transformations qui sont intervenues justifiant une telle assertion ? Qu’est-ce qui rendrait les nouveaux migrants et, plus généralement, les personnes d’origine étrangère « différentes » des nationaux au point de bloquer l’accès au bien-être et la possibilité d’être membres à part entière des sociétés européennes ? Alors que l’Europe fonde sa légitimité politique, intérieure comme extérieure, sur la primauté du droit, la démocratie et les droits de l’homme, comment peut-elle tolérer (et parfois même susciter) de telles discriminations structurelles sans perdre sa crédibilité?

Ces interrogations sont, parmi d’autres, à l’origine du Forum 2006 organisé par la Direction Générale de la Cohésion Sociale du Conseil de l’Europe. En explorant les liens complexes entre migrations, transformation des politiques sociales et d’emploi, prise en compte des diversités et présence des migrants dans la sphère publique, les interventions prévues au programme cherchent avant tout de comprendre les inquiétudes collectives faces aux changements, comme aussi les doutes soulevés par les politiques d’« intégration » dans de nombreux pays européens. Le Forum souhaite face aux discours et aux pratiques courantes en même temps encourager une prise de position critique : il voudrait éviter toute approche réductrice, qu’elle soit économique, culturelle ou ethnocentrique, des questions de migrations et de diversité. Ces lectures unilatérales se prêtent en effet aux manipulations et soutiennent des mesures législatives contradictoires qui ne conduisent qu’à la reproduction aggravée des problèmes.

Comme souligné plusieurs fois lors des travaux préparatoires du forum, la dichotomie que les migrations entraînent dans les sociétés industrielles avancées ne devrait pas être sous-estimer. Le « droit de fuite » exercé par les migrants, voire leur mouvement vers une répartition plus équitable des opportunités et des richesses mondiales, va à l’encontre d’un système économique qui se réorganise ici comme partout à la recherche de conditions plus compétitives en terme de coûts, notamment du travail. De plus, l’accès des migrants aux droits que les conventions internationales et nombre de constitutions leur reconnaissent, constitue un défi pour les systèmes de protection et de sécurité sociale, encore fortement nationaux, comme aussi pour toute appréhension nationale de la « citoyenneté ». C’est aussi pourquoi le changement de perspective attendu lors du forum se construit par de nombreuses démarches successives : ces démarches ne sauront pas se traduire en politiques sans le soutien des acteurs (politiques et institutionnels, sociaux et professionnels) concernés ni, bien sûr, sans l’engagement des migrants actifs et organisés dans l’espace public.

Premièrement, il s’agira de se concentrer sur la question et les raisons de son urgence. Les « sociétés d’abondance » tendent à stéréotyper les migrants en fonction des problèmes qu’ils posent ou des coûts/bénéfices qu’ils génèrent. C’est ainsi que des thèmes tels que la croissance du chômage, le dumping social, l’érosion de l’Etat providence, le vieillissement de la population, la perte de contrôle des frontières, l’augmentation des délits, « l’excès de différences culturelles », etc. occupent les débats, sans même valider leurs assomptions par une analyse plus fine des données. On finit ainsi par oublier que les migrants et leurs descendants vivent généralement, à parité de formation, un désavantage socio-économique important par rapport aux nationaux – désavantage qui devient une vulnérabilité, comme c’est le cas pour les ressortissants de certains pays, les femmes ou les migrants en situation irrégulière. Ces inégalités, avec leurs effets sur la capacité d’accès effectif aux droits, mais aussi sur l’autonomie, la dignité et la capacité de participation des personnes, posent un problème général de cohésion sociale. Lorsque l’on considère que, dans de nombreuses villes et régions d’Europe, quasiment un quart de la population a une histoire individuelle ou familiale liée à la migration, la question à l’ordre du jour apparaît dans toute son ampleur : paraphrasant une expression d’un rapport présenté au Parlement européen, on pourrait dire qu’un 47e pays du Conseil de l’Europe, demande encore pleine reconnaissance.

Deuxièmement, il faudrait débattre plus ouvertement les sources et l’étendu véritables de cette situation. Les discours et les pratiques institutionnelles courantes traitent souvent la question des migrations (y compris des « irréguliers ») comme un phénomène exogène et autonome par rapport aux sociétés de destination. Il serait donc utile de ramener les difficultés d’inclusion sociale des migrants et de leurs descendants, comme aussi les conflits suscités par leur présence, aux transformations structurelles des sociétés avancées, voire aux éléments internes de contradiction et de désordre qui les caractérisent. Une analyse attentive des changements qui intéressent le marché du travail, les relations industrielles, les secteurs productifs en Européens, y compris la démultiplication des emplois précaires et sans perspective ainsi que l’augmentation des économies souterraines, pourrait expliquer à la fois la demande de migrants comme force de travail « disponible » et le rôle crucial que des frontières poreuses jouent dans cette économie concurrentielle.

Troisièmement, il s’agira de distinguer en matière de « différences culturelles » les interprétations appropriées de celles qui ne le sont pas. Cette distinction peut en effet avoir un impact sur l’explication des phénomènes comme sur l’élaboration des politiques. Au lieu d’accompagner les processus transculturels d’hybridation et d’adaptation réciproque des populations, ou de dénoncer les coïncidences possibles entre diversité et exclusion sociale, certaines politiques d’intégration semblent voir la source des difficultés des migrants dans des « distances » ou des « incompatibilités culturelles ». Ce n’est pas seulement l’effet d’une vision étroite et monolithique des cultures, auxquelles simplement les individus et les groupes appartiennent, de manière exhaustive et sans possibilité d’évolution critique, il apparaît même un évitement des causes véritables des inégalités subies par les migrants comme par d’autres parties des populations européennes. L’exemple de l’école est à cet égard éloquent : l’échec scolaire des jeunes migrants est généralement interprété comme un déficit culturel au lieu d’être lu et considéré comme le résultat de situations familiales socialement problématiques.

Finalement, on pourrait même en conclure que les migrations contemporaines inquiètent autant parce qu’elles coïncident avec une phase de recul des droits et de crise, matérielle et idéale, de la citoyenneté : la présence menaçante des « autres » agit ainsi comme facteur paradoxal de réunification des sociétés occidentales. Il conviendra également de déconstruire le mainstream multiculturel lorsqu’il contribue à des dynamiques de ce genre au lieu de sensibiliser au fait du pluralisme.

A partir de ces réflexions, quelles innovations politiques et comportementales sont envisageables pour contribuer au bien-être des migrants et de leurs familles ? Quels instruments et quels espaces sont disponibles pour une solution négociée des conflits ? Quels acteurs sociaux et politiques seront capables d’y articuler leurs intérêts et de s’en partager la responsabilité ?

La situation des migrants « irréguliers », généralement exclus des droits et des tutelles, et particulièrement recherchés par les entrepreneurs des économies souterraines, montre assez bien qu’il y a un besoin urgent en cadres législatifs et administratifs plus clairs et cohérents. La clarté des objectifs politiques et la cohérence des actions permettraient d’éviter que l’« intégration » coïncide de facto avec l’acceptation, de la part des migrants, de conditions d’infériorité sociale difficiles à modifier. Dans un souci de cohésion sociale, on ne pourra plus longtemps couper les politiques d’intégration et d’accueil (bien au-delà des cours de langue et de culture des pays de destination) des politiques migratoires et d’asile, et celles-ci des politiques sociales, d’emploi et de nationalité. Il faudra par contre développer des mécanismes pour corriger les effets croisés d’exclusion qui se produisent entre les nombreuses mesures qui concernent les migrants. Il appartient aux décideurs et aux administrateurs de lancer des processus d’harmonisation ayant pour finalité un accès plus facile et surtout équitable aux droits sociaux et du travail.

Une deuxième perspective d’innovation des politiques concerne leur ampleur et profondeur générales : les difficultés d’insertion, les inégalités socio-économiques, les obstacles à la mobilité sociale ascendante dont souffrent tout particulièrement les migrants et leurs descendants, constituent des problèmes internes aux sociétés avancées, qui demandent à être abordés de manière structurelle. Les pays européennes se doivent de réfléchir davantage sur les effets de l’actuel modèle de développement, y compris la réduction d’espace de négociation en matière de salaires et de conditions d’emploi, et sur le rôle qu’y jouent la flexibilisation et l’intensification du travail, la compétitivité à tous prix, la diffusion des économies informelles, etc. Sous cet angle, même les programmes de responsabilité sociale des entreprises et les normes de non-discrimination fondée sur l’origine ethnique méritent d’être mis à l’épreuve quant à leur efficacité.

Une troisième ligne d’innovation s’avère également nécessaire pour ce qui est de la prise en compte des différences culturelles et de genre dans la traduction des droits en services. Dans une société multiculturelle, l’Etat social et, plus généralement, les administrations publiques sont confrontés à un vrai changement de paradigme : la lisibilité des procédures, la résolution des obstacles d’information et de communication, le développement de « compétences culturelles » par les professionnels deviennent des facteurs clés du succès, comme par exemple les services de santé le montrent clairement. Pour des raisons analogues l’accès des migrants au logement, aussi essentiel qu’il soit, demande aux pouvoirs publics des responsabilités élargies, voire des politiques de la ville sensibles aux questions de la mixité, de la mobilité et de la réappropriation des territoires par tout un chacun. Plus généralement, la reconnaissance des besoins des migrants, ne devrait conduire à la création de services « spéciaux » que temporaires (comme dans le cas des primo-arrivants), pour se concentrer plutôt sur la construction de services sensibles à toutes différences.

Ces démarches innovantes demandent à leur tour deux autres conditions pour se déployer intégralement : la reconstruction d’espaces de négociation véritables en tout lieu clé de la société et la présence des migrants eux-mêmes dans la vie publique et politique européenne. Il s’agit de préalables essentiels pour que, selon les meilleures traditions démocratiques de l’Europe, des liens de solidarité transculturelle et transnationale se construisent, et l’idée d’une « citoyenneté de résidence » prend l’essor de manière transversale aux appartenances multiples. Il y a un grand besoin en institutions médiatrices, telle que les écoles mais aussi potentiellement les églises et les communautés religieuses, mettant leurs espaces à disposition du dialogue et des parcours individuels d’intégration. Avec leurs compétences et ressources spécifiques, les autorités publiques de tout niveau peuvent elles aussi jouer un rôle clé dans ces processus de réouverture de la société aux différences - les autorités locales et régionales dans la proximité, les autorités nationales et supranationales dans la mise en réseau et le monitorage.

Finalement, toute forme de participation - en termes d’activisme associatif, de présence dans les ONG, médias, mouvements et partis politiques, de représentation dans les syndicats et assemblées électives, de collaboration avec les autorités publiques, etc. - constitue un outil crucial du bien-être des migrants: au-delà des raisons les plus évidentes de justice et d’efficacité des politiques, la capacité d’action publique constitue en soi un facteur puissant d’inclusion, car elle permet en même temps l’articulation des intérêts conflictuels et une prise de responsabilité collective. C’est évidemment aussi aux décideurs de revoir leurs pratiques, pour traiter les migrants comme des partenaires et non pas comme des « cibles » de leurs politiques. De même, ce n’est que dans les espaces ouverts par la coresponsabilité que les compétences interculturelles peuvent se développer, ne permettant pas que les identités soient l’objet de stigma, mais s’efforçant d’en faire une partie constitutive bien que mobile de toute personne humaine.