Chapitre I : Défis et perspectives
Ce n’est pas la première fois que les démocraties européennes sont confrontées à de grandes mutations dans leur environnement extérieur et qu’elles doivent relever des défis et tirer parti des perspectives qui s’offrent à elles. Elles l’ont fait à maintes reprises dans le passé et, malgré des régressions occasionnelles (la période entre les deux guerres mondiales vient immédiatement à l’esprit), elles ont beaucoup mieux réussi que les régimes autocratiques à affronter les dangers qui menaçaient leur existence. Les raisons de cette supériorité relative sont multiples.
Tout d’abord, les démocraties produisent des informations plus exactes sur les intérêts et les idéaux de leurs citoyens. Apparemment plus querelleuses et moins efficaces à court terme – précisément à cause de leurs libertés d’expression, de réunion et de recours – elles seront toujours plus à même de faire face aux fluctuations des préférences et des ferveurs individuelles quand il s'agit de réformer leurs institutions et leurs pratiques.
Ensuite, les démocraties ont des mécanismes internes de responsabilité et de réactivité qui empêchent les dirigeants de réagir trop ou pas assez à ces menaces extérieures. Malgré le danger tant décrié du « populisme », les intérêts et les idéaux des citoyens, – une fois filtrés par la concurrence et la coopération de leurs responsables politiques et de leurs élus – s’expriment généralement dans des réponses plus mesurées et plus pertinentes.
Au fil du temps, les démocraties prennent généralement des décisions collectives qui sont considérées comme légitimes même par ceux qui les subissent. Les citoyens peuvent ronchonner sur l'indifférence et le manque de réceptivité de leurs dirigeants, mais ils sont plus disposés à se conformer à ce qu’on exige d’eux que sous le régime dictatorial et technocratique le plus éclairé, parce que leurs droits politiques sont mieux protégés et qu’ils sont plus certains d'être gagnants sur le long terme.
Dans le contexte européen actuel, peut-être pourrait-on soutenir que les défis et les perspectives sont exceptionnellement variés et intéressants. Nous sommes condamnés à vivre une « époque passionnante » où l'échelle et la portée du changement semblent sans précédent et, surtout, hors de portée des appareils traditionnels qui ont jusqu’à présent dominé son paysage politique. La plupart des problèmes contemporains sont soit trop petits soit trop grands pour les Etats nationaux souverains d’hier. C'est pourquoi on a beaucoup expérimenté dans le cadre de l’Europe en matière de transfert des compétences à des entités politiques plus petites et d'intégration dans des entités plus grandes. Pour la première fois, savoir à quel niveau décisionnel les réformes doivent se faire est devenu presque aussi important que de connaître la teneur même de ces réformes. A la question traditionnelle Que faire ? il faut en ajouter une nouvelle : Où faire ?
Par ailleurs, il est difficile aux démocraties issues d’un « environnement relativement pacifié » de recourir à des mesures « d’urgence » ou « temporaires » pour faire passer des réformes contre une forte opposition. Il va de soi que les dirigeants peuvent être tentés d’insister sur l’urgence en montant en épingle de nouvelles menaces à la sécurité et les réactions qu’il faut leur opposer (comme « la guerre contre la drogue », « la guerre contre le terrorisme », ou « la peur des étrangers ») et de les exploiter pour introduire des réformes antidémocratiques. Mais la pluralité des sources d’information et la concurrence des responsables politiques devraient limiter cette possibilité dans une démocratie qui fonctionne. Le problème majeur sera de faire réformer les règles en vigueur par les dirigeants ; ils n’acceptent généralement de le faire que s’ils sont menacés dans leur sécurité ou leur mandat.
Une question générale domine toutes les spéculations sur l’avenir de la démocratie : dans quelle mesure des institutions officielles et des pratiques informelles solides s’adaptent-elles bien à la rapidité des changements des conditions sociales, économiques, culturelles et technologiques, dont la démocratie dépend aussi bien sur le plan matériel que sur le plan normatif ? Interrogeons-nous un instant sur les « suspects habituels » dans ce contexte.
Mondialisation
Définition. Un faisceau de transformations récentes à un macro-niveau qui ont tendance à se regrouper et à se renforcer et qui produisent un impact cumulatif qui va en s’accélérant. Toutes ces transformations encouragent la multiplication et la variété des échanges entre individus et groupes sociaux à travers les frontières nationales en comprimant leurs interactions temporelles et spatiales, en abaissant leur coût et en abattant les anciennes barrières, certaines techniques, d’autres géographiques, mais pour la plupart politiques. De l’avis général, les forces motrices qui sont à l’œuvre derrière la mondialisation sont de nature économique. Toutefois, derrière le formidable pouvoir d’une concurrence commerciale accrue et de l'innovation technologique dans les biens et les services, se trouve une myriade de décisions prises par les autorités politiques nationales pour tolérer, encourager et, parfois, subventionner ces échanges, souvent en levant des obstacles auparavant mis en place par les pouvoirs publics. C'est pourquoi la notion de mondialisation est associée à la libéralisation. Les manifestations quotidiennes de la mondialisation semblent si naturelles et inévitables que nous oublions souvent qu’elles sont le produit de décisions délibérées prises par les gouvernements, pleinement conscients des conséquences de ce qu’ils ont décidé de « laisser passer » et de « laisser faire ».
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) La mondialisation, en réduisant la gamme des réponses politiques possibles, et en entamant la capacité des Etats nationaux, (qui ont cessé d'être) souverains, de répondre de manière autonome aux exigences de leur population, affaiblit la légitimité des intermédiaires politiques traditionnels et des autorités de l’Etat ; (2) La mondialisation élargit la panoplie des ressources disponibles pour les acteurs non étatiques œuvrant à travers les frontières nationales, et transfère la responsabilité politique vers les acteurs transnationaux « quasi étatiques ». Cela menace les structures oligarchiques établies et favorise la diffusion de nouvelles normes transnationales des droits de l’homme, de la démocratie et de la « bonne gouvernance ».
Intégration européenne
Définition. L’influence directe des directives et des règlements de l’Union européenne sur les Etats membres, candidats et limitrophes, et l’effet indirect de l’interaction constante et multiple des principaux acteurs politiques européens, mènent à une convergence progressive des normes et des pratiques et, partant, à une diminution de leur diversité, laquelle caractérise traditionnellement la « région » européenne.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) L’intégration européenne fragilise les pratiques nationales établies de participation et de responsabilité démocratiques sans les remplacer par des pratiques supranationales équivalentes en nature et en importance ; (2) L’intégration européenne, par la « conditionnalité » qu’elle impose à ses Etats membres et aux Etats candidats et par la suprématie juridique du droit européen sur les normes des Etats membres, favorise des normes de performance démocratique plus élevées et plus uniformes, au niveau national et infranational.
Immigration et coexistence interculturelle
Définition. Le déplacement volontaire et involontaire de personnes à travers des frontières nationales auparavant plus fermées et mieux gardées, et l’établissement permanent d’un nombre croissant d’étrangers, surtout d’origine non européenne, au sein des sociétés européennes.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Les migrations et la coexistence de cultures jusqu’ici séparées les unes des autres suscitent souvent une réaction négative des « autochtones » des pays européens, plus homogènes sur le plan culturel. Ce phénomène trouve son expression dans des mouvements xénophobes, des partis politiques ultranationalistes et des incidents motivés par le racisme qui sapent l’autorité des organisations et des organismes politiques en place, et forcent les gouvernements nationaux (et, éventuellement, supranationaux) à adopter des politiques de restriction de l’immigration. Il a aussi un effet secondaire sur les droits des ressortissants nationaux et sur la stabilité de la concurrence politique existante ; (2) L'immigration et la cohabitation avec des étrangers ont un impact positif sur la pratique de la démocratie à plusieurs niveaux décisionnels, car elles diversifient les bases de la concurrence politique, obligent les dirigeants à se pencher sur des questions négligées jusqu’alors et, à plus long terme, contribuent à la formation d’identités collectives plurielles et de citoyens plus tolérants.
Evolution démographique
Définition. Le changement de la physionomie démographique des sociétés européennes, marquée par la baisse de la natalité et le vieillissement de la population.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Les personnes âgées sont plus enclines à voter, à adhérer à des associations et, donc, à acquérir l'influence politique nécessaire pour s’approprier une part croissante des aides et des fonds publics. Cette tendance nourrit le désintérêt des jeunes pour la politique au motif que les dirigeants s’intéresseraient de plus en plus aux personnes âgées (et qu’ils seraient eux-mêmes plus âgés) ; (2) les changements démographiques, notamment en ce qui concerne leur impact territorial (et lorsqu’ils sont combinés avec une immigration compensatrice venant de l'étranger), entraînent une redistribution, depuis longtemps nécessaire, de la représentation politique et des politiques publiques, qui renforcera la légitimité du régime et ses performances économiques, à condition que les jeunes qui ont délaissé la politique deviennent ensuite des citoyens engagés.
Performances économiques
Définition. L’effet combiné de plusieurs facteurs économiques, dont les taux de croissance, de chômage, d’inflation et la distribution des revenus et de la richesse, sur les perceptions que les citoyens ont du bien-être individuel et collectif.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Le déclin des performances économiques de l’Europe, surtout par rapport à celles des Etats-Unis, amène certains citoyens à percevoir leurs institutions démocratiques comme inefficaces et devant être réformées dans un sens plus « américain » ; (2) Le déclin des performances économiques relatives et objectives n’est pas perçu comme un déclin de la qualité de la vie et, donc, débouche sur une réaffirmation de la spécificité et de la valeur des institutions politiques « moins libérales » de l’Europe (continentale).
Mutations technologiques
Définition. La diffusion rapide, imprévisible et incontrôlable des évolutions technologiques par delà les frontières politiques - par le partage des connaissances ou par la concurrence commerciale –, et ses effets sur la manière dont les citoyens, les élus et les dirigeants échangent des informations et communiquent entre eux et avec les autres.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) L’accélération des mutations technologiques, notamment dans le domaine de l'information et de la communication, réduit le coût absolu des échanges, protège l’autonomie des utilisateurs, et réduit les disparités relatives d’accès entre les citoyens, leurs élus et leurs dirigeants, et permettent ainsi de renforcer l’égalité politique et de favoriser la responsabilisation des dirigeants ; (2) Cette accélération des mutations technologiques réduit les coûts des transactions pour une frange privilégiée de la population des pays favorisés et creuse les écarts entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas les exploiter, ce qui ne contribue pas à rapprocher ces derniers du processus politique.
Capacité de l’Etat
Définition. La capacité des institutions permanentes en place, notamment au niveau national, de s’acquitter avec efficacité et autonomie (« d’une manière souveraine ») des missions que les dirigeants leur ont confiées et que les citoyens attendent d’elles.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) Dans le contexte international et interétatique actuel (voir notamment les points 1, 2, 6 et 10 de ce chapitre), il est de plus en plus difficile pour les institutions dirigeantes des Etats nationaux, auparavant souverains, d’obtenir des ressources suffisantes, de régir les comportements et donc de satisfaire effectivement et efficacement aux attentes des citoyens. Cette dépossession entraîne le déclin du prestige et de la légitimité de la classe dirigeante ; (2) si ces transformations du contexte extérieur limitent les fonctions des Etats nationaux, elles incitent aussi à confier des responsabilités « de gouvernement » aux niveaux infranational et supranational ; or, ces institutions « au-dessus et en dessous » de l’Etat-nation deviennent de plus en plus (bien que progressivement) capables de satisfaire aux attentes des citoyens et de se donner une légitimité politique.
Individualisation
Définition. Par suite des changements des conditions de travail, des cadres de vie, de la mobilité personnelle et de la structure familiale, le centre de l’identité et de l’action collective se déplace des grandes catégories socio-politiques traditionnelles et « englobantes » comme la classe, la religion, l’idéologie et la nationalité, vers des conceptions beaucoup plus fragmentées et personnalisées de l’intérêt particulier et des idéaux collectifs.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) L’individualisation des intérêts et des idéaux s’oppose à la tendance des citoyens à soutenir, à adhérer et à agir dans le cadre des grandes organisations politiques comme les partis, les syndicats et les mouvements nationalistes. Elle conduit à la création d’associations intermédiaires, plus spécialisées dans leurs objectifs et unies dans l’action que par le passé. Elle entraîne aussi le déclin de la capacité du système politique à défendre l’intérêt « général » ou « public » et, en définitive, le déclin de la légitimité de la démocratie ; (2) l’individualisation peut saper les formes traditionnelles d’action collective mais elle incite fortement à créer de nouveaux intermédiaires plus flexibles dans leur structure, plus participatifs dans leur prise de décisions et capables de former (et de reformer) des réseaux pour la production de biens publics d’intérêt général, légitimant ainsi de nouvelles formes de démocratie.
Médiatisation
Définition. La tendance à acquérir des informations sur la politique et à recevoir des messages politiques exclusivement de sources médiatiques, mais surtout de la télévision et d’Internet, qui sont en concurrence commerciale l’un avec l’autre pour gagner l’attention des consommateurs et produire des bénéfices pour les propriétaires des médias.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) La médiatisation détruit les mécanismes solides par lesquels les citoyens débattaient de la politique directement les uns avec les autres (et avec leurs enfants) et obtenaient leurs informations et se créaient une identité de proximité par le biais d'intermédiaires publics et politiques comme les partis, les associations et les syndicats. Elle les remplace par un réseau commercial qui banalise l'information sur les responsables politiques et exploite leurs faits et gestes personnels plutôt que leur activité politique ; (2) La pluralité croissante des sources, la privatisation de la propriété et la concurrence entre les entreprises pour gagner l’attention du consommateur, libèrent les médias du contrôle des dirigeants et les isolent de la manipulation partisane, créant ainsi une sphère publique plus diversifiée et accessible auprès de laquelle les citoyens peuvent obtenir plus facilement des informations et à laquelle ils peuvent participer concrètement à un moindre coût et avec un moindre effort.
Sentiment d’insécurité
Définition. Une perception aiguisée des risques évitables et de l’ampleur de leurs conséquences probables pour les personnes et les groupes vulnérables, provoquée soit par des menaces extérieures pesant sur la société, soit par des comportements dangereux de la part de ses concitoyens.
Hypothèse et contre-hypothèse. (1) La manipulation par les dirigeants de ce sentiment croissant d’insécurité, surtout lorsqu’il est engendré par des acteurs étrangers non étatiques (tels que les terroristes), porte atteinte aux libertés fondamentales et encourage les comportements agressifs (« préventifs ») qui nuisent aux institutions garantissant la responsabilité des dirigeants vis-à-vis des citoyens et altèrent la concurrence et la coopération des représentants démocratiques ; (2) Les efforts déployés par certains dirigeants pour exploiter l’insécurité afin d’éviter d'assumer la responsabilité de leurs actes, entraînent une réaction chez des groupes de citoyens, auparavant apathiques, qui ressuscitent les partis, les associations et (surtout) les mouvement préexistants pour défendre les libertés menacées, et qui constituent le fondement de nouvelles organisations intermédiaires.