Chapitre III : Recommandations de réforme

Dans notre étude sur « les acteurs et les processus » effectuée à la lumière des « défis et perspectives » auxquels font face les démocraties européennes contemporaines, nous avons constaté que les responsables politiques et les citoyens n'étaient pas seulement conscients de l'urgence des réformes, mais qu'ils déployaient une grande créativité dans ce domaine. Contrairement à l’impression dominante selon laquelle les vieilles démocraties de l'Ouest seraient trop sclérosées pour modifier en profondeur leurs règles et leurs pratiques, et que les néo-démocraties de l'Est ne s'occuperaient que d’imiter ces mêmes règles et pratiques, nous avons trouvé de nombreux exemples d'innovation et d'expérimentation. Certes, ces efforts sont souvent trop dispersés et trop récents pour que l'on puisse évaluer leur apport potentiel. Ils sont pour beaucoup mis en œuvre au niveau local ou dans des domaines spécialisés de gouvernance. Le plus souvent, ces réformes visent à accroître la transparence et la participation des citoyens et des « partenaires » aux décisions. Très logiquement, les problèmes croissants liés au financement des partis et à la corruption ont provoqué des réactions au niveau national, même si des organisations non gouvernementales comme Transparency International et des organisations internationales comme le Conseil de l'Europe ont aussi joué un rôle important, en repérant les mauvaises pratiques de gouvernement et en fixant des normes. Sur les questions plus globales de la mondialisation et des migrations internationales, les réformes ont tout d'abord fait intervenir les organisations transnationales et les accords internationaux, et notamment la Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales et ses conventions sur la participation des étrangers à la vie publique au niveau local et sur la nationalité. On pourrait interpréter aujourd’hui toute « l'expérimentation » de l'intégration européenne, même si ce n’était pas son but initial, comme une tentative pour relever au niveau européen le défi de la mondialisation. Compte tenu de la multiplicité des niveaux décisionnels et de la diversité des règles et des pratiques en vigueur dans les démocraties européennes, il n'est guère étonnant que ces efforts n'aient pas été uniformes et qu'ils soient souvent passés inaperçus et aient été sous-évalués.

En passant maintenant à nos recommandations de réforme, nous devons reconnaître que plusieurs d'entre elles ont été inspirées par les efforts que déploient déjà ça et là les démocraties européennes pour répondre aux défis et tirer profit des perspectives de l'époque passionnante dans laquelle nous sommes condamnés à vivre. Malheureusement, nombre de ces expériences sont si récentes que nous ne pouvons être certains qu'elles réussiront à améliorer la qualité de la démocratie. En outre, reconnaissons aussi qu'il est des domaines névralgiques où très peu de choses ont été tentées. Par exemple, nul (ou presque) n’ignore aujourd’hui que les citoyens votent de moins en moins et adhèrent de moins en moins aux partis politiques, mais personne ne semble essayer sérieusement de s’attaquer à ces problèmes.

En tentant de convaincre, dans les Federalist Papers : n° 10, ses concitoyens américains de prendre le risque de réformer leurs institutions politiques, James Madison a énoncé un célèbre dilemme. La démocratie ne résout pas seulement les problèmes ; la démocratie en crée aussi, dont la tendance à produire des « factions » n’est pas le moindre. Donnez aux citoyens la liberté d'exprimer leurs opinions et d'agir collectivement, et ils « tomberont dans des querelles (sur) les distinctions les plus futiles et les plus fantaisistes ». Admirons sa réponse : si « les causes de faction ne peuvent être éliminées [sans détruire la démocratie elle-même] … la solution ne peut être que dans le moyen de contrôler leurs effets ».

Nous avons essayé de tenir compte du conseil de Madison. Or, à quoi peut-il mieux s’appliquer dans le monde contemporain qu’à l’influence des médias. Les journaux, la radio et, surtout, la télévision ont effectivement transformé la démocratie en un « spectacle public ». Ce qui est censé être un processus solennel de réflexion collective entrepris par des citoyens vertueux débattant de conceptions opposées du bien public et choisissant entre elles, est devenu un cirque à grand spectacle de discours stéréotypés, de bandes son télévisées, d'invocations symboliques, d'affirmations et de contre-affirmations niaises et d'événements chorégraphiés. Or, il n'existe aucun moyen de sortir de cette situation sans porter atteinte aux libertés fondamentales sur lesquelles repose la démocratie libérale. La solution, selon nous, est de tenter de contrôler ses effets. En d’autres termes, on n’y parviendra qu’en rendant la politique plus divertissante. Plusieurs des réformes recommandées ci-après sont conçues (surtout mais pas exclusivement) pour rendre la participation aux élections, aux partis politiques ou à la société civile, plus facile, plus intéressante et, franchement, plus attrayante. Citons à cet égard la remarque d’un observateur avisé devant une version antérieure de ce texte : « vous avez pris en compte le facteur Fun [Spaßfaktor] ».

En recommandant certaines réformes institutionnelles, nous avons estimé qu'il était impératif de revenir à notre point de départ : « démocratie, un mot pour quelque chose qui n'existe pas ».

Tout d’abord, nous admettons que la promotion de la démocratie est une entreprise à jamais inachevée. Réussir à relever tel ou tel défi ou à profiter de l’ouverture de telle ou telle perspective ne fera que déplacer les attentes vers de nouveaux horizons. Les citoyens réorienteront leurs revendications en matière d’égalité vers de nouvelles sources de discrimination, en matière de responsabilités vers de nouvelles relations de domination, en matière de dignité vers de nouveaux espaces d'identité collective. Tout ce que nous pouvons espérer, réalistement, c’est que les réformes que nous préconisons feront avancer le système politique dans une direction constructive. Pas qu'elles combleront une fois pour toutes le déficit démocratique.

Ensuite, nous rejetons l'idée qu'il existe une démocratie idéale que tous les pays européens devraient adopter dès à présent ou vers laquelle ils devraient converger progressivement. Il n'incombe donc pas au Conseil de l'Europe de déterminer et de préconiser, pour ce faire, un train de réformes uniformes. Chaque Etat membre devra trouver sa propre méthode pour répondre aux défis et aux perspectives exceptionnelles qui s'ouvrent à l'ensemble de la région. Les pays ont beaucoup à apprendre les uns des autres − le Conseil de l'Europe doit d’ailleurs jouer un rôle actif pour favoriser ce processus − mais les situations de départ, et l'ampleur et la nature des défis et des perspectives, sont partout différents. C'est pourquoi les mêmes réformes des institutions et des règles ne produiront pas les effets positifs voulus dans tous les pays qui les adoptent. Des réformes bien accueillies par les citoyens de certains Etats membres, pourraient être ailleurs rejetées avec fracas. Disons même qu'une telle diversité d’idées et d’attentes est bonne pour la santé et l'avenir de la démocratie en Europe. Elle garantit une variété constante des expériences politiques menées au sein d'une région du monde dont les unités sont très interdépendantes et capables de tirer des enseignements (positifs et négatifs) des réalisations des unes et des autres.

En résumant sommairement, nous pouvons distinguer trois « modèles » de démocratie qui existent dans tous les Etats membres à divers degrés – démocratie numérique, négociatrice et délibérative. Elles ne sont pas incompatibles, mais chacune met l'accent sur des institutions différentes et donc sur la réforme d'institutions différentes. L'important, en préconisant des changements précis dans les institutions formelles et les pratiques informelles, n'est pas de nous limiter à l'un ou l'autre de ces modèles mais de reconnaître que tous trois sont susceptibles de contribuer à l’amélioration de la qualité de la démocratie en Europe.

Démocratie numérique. Processus dans lequel les citoyens, égaux en droits et en devoirs, participent directement (élections, primaires, référendums, initiatives populaires, sondages, etc.) ou indirectement (par l'intermédiaire de représentants au parlement, aux commissions législatives, aux commissions d'enquête, aux conseils consultatifs, dans les collectivités locales, etc.) aux décisions collectives contraignantes au moyen de la compétition électorale qui permet de choisir l'option qui reçoit le plus de voix (majorité simple) ou plus de la moitié des voix (majorité absolue).

Démocratie négociatrice. Processus dans lequel les citoyens dont les préférences n'ont pas la même force et sont parfois incompatibles, entament – directement ou indirectement – des négociations les uns avec les autres pour arriver par consensus à une décision collective contraignante, mutuellement avantageuse et donc acceptable par tous.

Démocratie délibérative. Processus par lequel les citoyens acceptent d'échanger des informations sur les intérêts et les idéaux des uns et des autres dans des conditions de divulgation honnête, de respect mutuel et d'égalité de pouvoir, afin de modifier ces préférences préexistantes, de découvrir des solutions communes et d’arriver à une décision contraignante par consensus.

Selon le modèle que l'on préconise ou que l’on considère comme le plus approprié pour un système politique donné, l'objet de la réforme sera différent. Les « numériques » privilégient généralement les mesures visant à encourager les citoyens à voter, à multiplier les lieux de vote, à améliorer les méthodes de décompte des choix électoraux et à renforcer l'importance des partis politiques et des corps représentatifs participant à ces mécanismes. Les « négociateurs » s'intéresseront davantage à l'amélioration des moyens d'expression des intérêts et des idéaux collectifs par l’intermédiaire d'associations et de mouvements et par l'accès aux circuits d’action politique autres que la voie partisane/parlementaire traditionnelle. Les « délibératifs » favoriseront probablement le développement de forums – notamment au niveau local ou sur des points particuliers – où les citoyens peuvent se rencontrer directement sans passer par des intermédiaires organisés, et tenter de se convaincre mutuellement de la meilleure marche à suivre.
Les recommandations de réforme indiquées ci-dessous ne sont pas marquées au sceau exclusif de l'un ou l'autre des trois modèles, mais sont dictées par la conviction que toutes les démocraties « réelles » en Europe sont fondées sur un mélange des trois et que cela est une bonne chose. Ces recommandations ne sont en aucun cas défendues avec le même enthousiasme par tous les auteurs mais, en les proposant, nous nous sommes tous efforcés de suivre les mêmes règles.

Règles

Impartialité. Notre intention est de proposer des réformes qui, nous l’espérons, seront adoptées collectivement par les Etats membres du Conseil de l'Europe, afin d’améliorer la qualité de la démocratie. Dans la mesure du possible, ces recommandations doivent être « neutres » ou « ambidextres ». Elles ne doivent en effet pas être conçues pour bénéficier à un parti ou à une tendance politique (comme la gauche, le centre ou la droite) aux dépens des autres. L'idéal serait que les réformes soient optimales au sens de Pareto : aucun parti ou tendance politique existant ne devrait souffrir de leur application et tous devraient en tirer avantage. Cette dernière condition est évidemment impossible à satisfaire – ne serait-ce que parce, très probablement, certains partis les contesteront à l’avance. Mais il n'est pas impossible que la mise en œuvre d’une réforme s’avère optimale au sens de Pareto ou, du moins, que celle-ci profite à un éventail si large de groupes d’intérêt que la minorité initiale finisse par l’accepter et même par l’approuver.

Faisabilité. La question primordiale est ici une question d’applicabilité. Il s’agit de savoir quelle combinaison initiale de forces politiques agissant selon les règles en vigueur du jeu « démocratique libéral » soutiendrait et appliquerait cette recommandation. Vient ensuite la question de la diffusion : comment l'évaluation des réformes lancées dans un ou plusieurs Etats membres pèsera-t-elle sur la probabilité qu’elles soient adoptées dans d'autres Etats, initialement réticents. Les propositions n'ont été avancées que si nous pensions qu'il existait des perspectives réalistes de les voir appliquer et diffuser.

Niveau d’application. Les réformes recommandées peuvent ne pas produire les mêmes effets (voulus/non voulus, souhaités/non souhaités) aux différents niveaux de décision politique, même au sein du même régime. Une mesure bénéfique pour la démocratie au niveau local pourrait favoriser l’autocratie au niveau national. C'est pourquoi toute proposition de réforme doit préciser, de manière argumentée, le juste niveau de son application. En général, il faut appliquer le principe de subsidiarité. Dans la mesure du possible, l'expérimentation initiale de la réforme devrait avoir lieu au niveau décisionnel le plus bas et n’être transposée à un niveau supérieur qu'après avoir fait la preuve de ses avantages pour la démocratie à ce niveau. Même, dans ce cas, il ne faudrait procéder que très prudemment et très progressivement.

Stratégie de mise en œuvre. En principe, la mise en œuvre de réformes démocratiques devrait être traitée comme une expérimentation politique, c'est-à-dire qu'elles devraient d'abord être introduites dans un petit nombre d'unités soigneusement choisies, faire l’objet d’un suivi attentif de leurs effets collatéraux et être étendues à d'autres unités du même niveau décisionnel ou à un niveau supérieur seulement après évaluation de leurs avantages et de leurs inconvénients. Les unités initiales d'expérimentation devraient de préférence être choisies selon le critère des systèmes « les plus dissemblables ». Autrement dit, on devrait prendre en compte d'autres différences en choisissant des unités aussi différentes que possible quant à la variable ou aux variables présumées avoir l’impact le plus fort sur le succès ou l'échec. Il n'est guère possible de savoir à l'avance quelle(s) variable(s) aura(ont) une incidence sur la mise en œuvre. C'est pourquoi il est souhaitable d’en simuler l’effet en essayant la réforme sur un assortiment d'unités combinant les plus grandes/les plus petites, les plus développées/les moins développées ou les plus centrales/les plus périphériques.

Horizon dans le temps. Nous voulions étudier et préconiser des réformes qui puissent être adoptées rapidement, c'est-à-dire sans ratification constitutionnelle ni traité, de préférence à des réformes exigeant un processus d’adoption beaucoup plus long. Notons bien qu'il est possible d'expérimenter « au rabais », à un niveau local moins visible, des réformes qui devraient obéir à des critères beaucoup plus élevés si elles étaient d'emblée « nationalisées ».

Critère de sélection. Seules les propositions de réforme qui ont recueilli l’accord de la totalité ou de la plupart des auteurs sont présentées dans ce livre vert. Si la personne chargée de l'aspect de la démocratie directement concerné par la réforme proposée n’y était pas favorable, la réforme n'a pas été incluse dans les recommandations.