Discours de Lord John PRESCOTT, Vice-Président de l’Assemblée parlementaire
(Erevan, 19 octobre 2010)
C’est un grand plaisir pour moi de participer à l’ouverture du Forum de cette année au nom du Président de l’Assemblée parlementaire, M. Mevlüt Çavuşoğlu, qui a été retenu par un empêchement de dernière minute et m’a demandé de le remplacer.
Le Conseil de l’Europe est fondamentalement un projet politique – un projet dont le but est d’unir les pays et les peuples européens autour de valeurs et de principes partagés. Mais il n’est pas que cela ; il est également un laboratoire d’idées et une vaste tribune de dialogue politique et de coopération. Aucune autre institution en Europe ne peut rivaliser avec la variété et la richesse des pays qui constituent le Conseil – avec leur histoire, leur patrimoine culturel, leur philosophie politique, ou encore leurs différentes langues et religions. Nous devons donc utiliser ce potentiel fantastique au mieux pour prendre en permanence le pouls de nos sociétés, repérer les nouvelles tendances et chercher des solutions innovantes. C’est précisément là que réside la valeur ajoutée de ce Forum.
Cette année, le Forum s’est donné un objectif extrêmement ambitieux, mais néanmoins nécessaire – explorer l’avenir et tenter d’anticiper la forme que devraient prendre nos démocraties dans 10 ans. La démocratie, en tant que concept et en tant que pratiques politiques, a accompagné, sous diverses formes, une grande partie de l’histoire de l’humanité. On pourrait donc penser que, dans 10 ans, nos sociétés seront pratiquement les mêmes qu’aujourd’hui.
Cela serait une vision aussi candide qu’erronée, car nous sommes aujourd’hui à nouveau à la croisée des chemins, pour la troisième fois en 61 années d’existence du Conseil de l’Europe. Le premier temps fort avait marqué la naissance de notre Organisation, après la guerre, où tout était à reconstruire – depuis les maisons et les usines jusqu’aux idées et à la confiance mutuelle. Le deuxième avait suivi la chute du mur de Berlin, alors que l’on croyait les démons du passé vaincus à jamais, et que les rêves les plus ambitieux d’un avenir radieux étaient enfin à portée de main.
Les choix qui nous attendent aujourd’hui sont fascinants, car porteurs de défis, mais aussi et probablement des plus complexes, car les situations sont tout sauf simples, et de portée globale.
Premièrement, en raison des profondes crises économiques et sociales de ces dernières années, nous avons pris conscience que la démocratie doit être refondue et consolidée de l’intérieur. Qui plus est, le modèle traditionnel de démocratie représentative doit être complété par de nouvelles formes de participation citoyenne.
Deuxièmement, du fait de la mondialisation et d’une redistribution du pouvoir dans le monde, notre modèle européen de la démocratie doit se confronter de plus en plus à des modèles politiques différents dans d’autres parties du monde. Il doit retrouver ses marques dans ce nouvel environnement, sans faire de concessions sur l’acquis démocratique capitalisé au fil des ans au profit des peuples européens.
Et, troisièmement, pour la première fois de son histoire, la démocratie en tant que valeur humaniste fondamentale doit se positionner à l'aune des forces de la Nature qui, par ses ressources gigantesques mais aussi sa fragilité, est devenue partie intégrante de la démocratie globale et de l’équation des droits de l’homme. Je commencerai par les défis auxquels le modèle européen traditionnel de démocratie est actuellement confronté.
Bien entendu, nous savons tous qu’en démocratie, la perfection n’est jamais acquise, que nous devons en permanence la remodeler et l’adapter aux nouvelles réalités. Je serais tenté de répéter la fameuse citation de Churchill selon qui la démocratie est le pire des régimes à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. Qu’est-ce qui rend donc, à ce moment précis, une refondation de notre compréhension traditionnelle de la démocratie aussi nécessaire ?
Premièrement, dans le contexte des défis mondiaux qui ont émergé ces dernières années, tels que la crise économique ou le changement climatique, certaines faiblesses inhérentes de notre modèle représentatif traditionnel sont devenues plus apparentes. Par exemple, ce que certains philosophes appellent sa « myopie », autrement dit le fait que les priorités politiques sont pour l’essentiel fixées en fonction de contraintes électorales et des sondages, plutôt que pour répondre à des besoins à long terme ; autre exemple : plus que jamais, les nouvelles technologies de la communication sont propices à une participation du public. Et le risque est donc plus grand que jamais de voir un décalage entre des politiques conçues par un petit cercle d’élite au pouvoir, même si leur pouvoir est assis sur la légitimité des urnes, et la volonté populaire.
J’ajouterai ensuite un certain nombre de faiblesses spécifiques nées de la gouvernance que nous avons appliquée aux affaires intérieures et internationales au cours de ces dernières décennies. Ces dysfonctionnements ont été très bien identifiés par l’Assemblée parlementaire dans le dernier de ses débats bisannuels traditionnels sur l’état de la démocratie en Europe, en juin de cette année.
Je voudrais mentionner, et cette liste n’est pas exhaustive :
- l’absence d’une réglementation et d’un contrôle politique pourtant nécessaires sur les intérêts financiers au niveau international ;
- la concentration du pouvoir et de l’argent et, dans certains États membres du Conseil de l’Europe, également une concentration excessive des médias aux mains d’un très petit nombre ;
- un désintérêt pour les procédures institutionnalisées de la démocratie d’aujourd’hui et une crise de la représentation : la participation aux élections dans la plupart des pays européens est en chute libre ;
- la montée en puissance de politiques populistes, extrémistes et identitaires, ainsi que de la rhétorique nationaliste ;
- la collecte toujours plus intensive de données à caractère personnel par des organismes publics, ainsi que par des sociétés privées, qui menace la liberté individuelle et la vie privée.
Je le dis clairement : même si l’Assemblée a l’impression que la démocratie traverse une crise, la démocratie représentative en tant que telle ne doit pas être remise en question. Cependant, nous pensons que la représentation ne peut plus être la seule expression de la démocratie. Nous devons trouver d’autres formes d’interaction plus solides entre le peuple et les autorités, et ses formes devraient passer par des éléments de démocratie directe dans le processus de prise de décision.
L’un des moyens d’y parvenir serait de renforcer la démocratie participative. Celle-ci devrait être un processus dans lequel tous, et pas uniquement les ressortissants d’un pays, sont concernés par la conduite des affaires publiques, au niveau local, régional, national et européen. Il conviendrait de voir dans la démocratie une forme de société qui implique de discuter et de vivre ensemble dans la dignité, dans le respect et dans la solidarité.
Pour qu’il y ait un renouveau du politique, il faut également développer une nouvelle culture de la responsabilité citoyenne et politique ; cela veut dire d’être plus réactif et de prendre davantage ses responsabilités, mais aussi plus de transparence de la part de ceux qui nous gouvernent, comme de la part des acteurs de la société civile qui participe au débat politique.
Comment toutes ces idées peuvent-elles être concrétisées ?
En premier lieu, nous sommes persuadés que le droit de participer à la conduite des affaires publiques devrait être considéré comme un droit de l’homme et une liberté politique fondamentale. C’est pourquoi, en étroite consultation avec la Commission européenne pour la démocratie par le droit/Commission de Venise, nous avons commencé à réfléchir à l’élaboration d’un Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Le processus de rédaction du nouveau protocole devrait s’accompagner de débats publics ouverts, de sorte que ce processus en soi offre une occasion de sensibiliser à la nécessité d’accroître la participation active des citoyens.
Pour ce qui est de la prise de responsabilité et de la transparence des partis politiques, l’Assemblée s’est réjouie de l’adoption du Code de bonne pratique dans le domaine des partis politiques, élaboré par la Commission de Venise, et y a souscrit. Ce nouveau Code, comme l’a demandé l’Assemblée, entend renforcer la démocratie interne des partis politiques et les rendre davantage crédibles aux yeux des citoyens.
Je passe maintenant au deuxième ensemble de défis qui se posent à nos démocraties européennes, à savoir les défis nés de la mondialisation.
La crise économique et financière mondiale en est un parfait exemple. Depuis le début de la crise, l’Assemblée ne cesse d’avertir que celle-ci pourrait saper les fondements mêmes de la démocratie, et de rappeler aux gouvernements que malgré les difficultés financières, les droits sociaux, économiques et humains des citoyens doivent être protégés.
Dans un récent débat sur les droits de l’homme et le commerce, l’Assemblée a également rappelé que la mondialisation de l’économie remet en question l’efficacité de la protection internationale des droits de l’homme. Bon nombre des allégations de violations commis par des entreprises se seraient produites dans des pays tiers, en particulier en dehors de l’Europe ; il est actuellement difficile de saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour des violations commises par des entreprises dans des lieux échappant à sa juridiction. Il existe également un déséquilibre dans la portée de la protection des droits de l’homme entre les entreprises – qui peuvent saisir la Cour à Strasbourg dans une affaire intentée contre un État – et les individus, qui ne peuvent pas effectivement saisir cette juridiction en cas de violation de leurs droits par une société relevant du droit privé.
J’aimerais évoquer un autre courant inquiétant dans le monde, et qui constitue un défi direct à la démocratie : la résurgence du racisme, de la xénophobie et de toutes sortes de manifestations d’intolérance à l’encontre de personnes ayant des croyances religieuses différentes. Tout ceci est vécu au quotidien dans nos sociétés. Ces manifestations peuvent être évidentes ou subtiles, mais le résultat reste le même : la discrimination, l’aliénation et l’exclusion sociale, les tensions entre communautés et le terreau de l’extrémisme politique.
Tirant avantage du cadre de droits et libertés garantis par les démocraties européennes, cet extrémisme poursuit des objectifs qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques et des droits de l’homme en Europe, et, dans le pire des cas, fait l’apologie –voire promeut – la violence.
Parmi toutes ces formes d’extrémisme, comme l’Assemblée l’a relevé, le racisme et la xénophobie, l’antisémitisme et l’islamophobie sont extrêmement préoccupants, notamment si l’on voit que les partis inspirés par des idéaux racistes recueillent de plus en plus le soutien électoral, et qu’il est de plus en plus tentant pour les partis politiques ou personnalités publiques de la majorité de teinter leurs discours d’une connotation raciste pour aller à la pêche aux voix.
Il n’existe pas de panacée pour lutter contre l’extrémisme, mais notre première mission consiste à en traiter les causes profondes. Pour atténuer l’attraction potentielle des groupes et mouvements extrémistes, quelques outils ont fait leurs preuves : une action résolue contre la discrimination, l’accent placé sur l’éducation civique et le dialogue interculturel comme interreligieux, la participation au processus de consultation et de prise de décision de la société civile et d’organisations non-gouvernementales – en particulier celles qui représentent des segments de sociétés exclus de jure ou de facto des canaux ordinaires.
J’en viens maintenant au dernier défi, et non des moindres, car il est certainement le plus récent mais aussi le plus difficile à relever : celui qui concerne la planète où nous vivons.
L’Assemblée est persuadée que le changement climatique n’est pas seulement une menace ; il est aussi une opportunité d’envisager une nouvelle forme de développement économique et humain. Le XIXe siècle reposait sur la production de masse, et le XXe siècle sur la consommation de masse ; le XXIe siècle devrait donc se concentrer sur la qualité de vie, le respect de l’environnement et le développement durable.
Aujourd’hui, la démocratie doit relever des défis qui sont plus que jamais aussi de nature géopolitique et géostratégique. L’équilibre des pouvoirs dans le monde se modifie, et même s’il est difficile d’envisager un scénario précis, nous savons que dorénavant, nous allons vivre dans un monde multipolaire. Les nouvelles puissances émergentes de notre planète arrivent en étant persuadées que leur modèle politique fonctionne. Or ces réalités politiques ne sont pas nécessairement les mêmes que les nôtres, et ne reposent pas nécessairement sur des valeurs communes qui sous-tendent toute démocratie.
La démocratie sera-t-elle capable de résister à cette pression ? Nous avions coutume de croire que les autres doivent adhérer à nos principes simplement parce que ceux-ci sont justes, et parce qu’ils sont universels. Parfois, confrontées au ressentiment ou à l’opposition, certaines nations ont même tenté de les imposer par la force. L’interventionnisme, même au nom des meilleures intentions démocratiques, a causé beaucoup de tort à notre modèle démocratique.
L’heure est venue de prendre conscience que l’universalité ne peut fonctionner que si elle est inclusive, que si elle permet à chacun de participer, de s’exprimer, d’agir.
Nous devons également repenser notre façon de concevoir le bien commun. Pour les pauvres, il s’agit du partage équitable des ressources mondiales. Pour les riches, la notion du bien commun est davantage liée à l’idée de sécurité et de prospérité collective. Il existe certainement des solutions qui combinent les intérêts des uns et des autres au niveau mondial. Mais, pour y parvenir, nous avons besoin de toute urgence de rendre la mondialisation plus humaine. C’est vraisemblablement à ce niveau que se pose le défi le plus important pour nos démocraties.
Je suis certain que ce Forum apportera une contribution importante à la réflexion en cours sur nos priorités politiques. Je vous souhaite donc des sessions de travail stimulantes autant que productives. Enfin, je voudrais terminer en adressant mes remerciements les plus chaleureux à nos hôtes arméniens pour leur hospitalité.