Les masculinités
Le genre est présent dans tous les aspects de notre vie et touche tout le monde sans exception, y compris les hommes ! La violence fondée sur le genre est enracinée dans les inégalités entre les femmes et les hommes, qu’elle renforce, et ne peut être comprise en dehors des structures sociales, des normes liées au genre et des rôles qu’elle soutient, voire renforce.
Les masculinités sont ces comportements, langages et pratiques qui existent dans des contextes culturels et organisationnels spécifiques, que l’on associe communément aux hommes et qui, partant, sont définis comme non féminins.65
Il n’existe pas d’attentes universelles concernant la masculinité : au sein des sociétés, il y a des codes dominants qui exercent des pressions sur les hommes et créent des attentes à leur égard, avec des conséquences pour les femmes, les enfants et la société dans son ensemble. La masculinité varie selon les époques, les contextes socioculturels et au sein des groupes et des réseaux ; et les hommes expriment leur masculinité de façons diverses et parfois contradictoires. Tout comme la masculinité se définit par sa relation avec la féminité, les femmes ont un rôle important à jouer dans l’interprétation et la compréhension de la masculinité, en particulier dans leur interaction avec les hommes et les garçons.

Les identités masculines
Les identités masculines se forment dans la différence et la corrélation : être un homme implique de ne pas être autre chose qu’un homme et d’être comme certains autres hommes. La masculinité, selon les contextes, suppose d’afficher des attitudes et des comportements qui signifient et traduisent dans les faits des identités masculines en relation les unes aux autres, et d’être reconnu d’une façon particulière par les autres hommes et les femmes.
R.W. Connell, dans son livre Masculinities (1995), affirme que, ce qui compte pour une analyse significative du genre et de la masculinité, c’est «… le processus et les relations par le biais desquels hommes et femmes mènent des vies marquées par le genre. La masculinité, en bref, est à la fois une position dans les relations de genre, les pratiques par le biais desquelles hommes et femmes occupent cette place dans le genre, et les effets de ces pratiques sur les expériences corporelles, la personnalité et la culture ».66
R.W. Connell avance qu’il est important de prendre en compte les relations de pouvoir entre les différentes masculinités, de même que leurs relations avec les féminités, et d’analyser comment, au plan social, celles-ci reproduisent, soutiennent ou remettent en cause la répartition du pouvoir entre hommes et femmes. Elle identifie cinq catégories de masculinités, qui ont fait l’objet de critiques, et qu’il faut donc considérer comme des indicateurs plutôt évolutifs que véritablement rigides :
Les « masculinités hégémoniques » :
Ces masculinités jouissent d’une forte visibilité, elles sont très respectées et en position de pouvoir par rapport à d’autres masculinités dans un contexte spécifique. Sans être forcément très répandues, elles sont susceptibles de provoquer l’admiration et de faire figure de normes. À titre d’exemples, on peut citer les chefs d’entreprise du fait de leur rôle de décideurs, les jeunes populaires dans leurs groupes de copains et certains sportifs. On peut dire des masculinités hégémoniques qu’elles dominent l’ordre des genres. La marque de l’hégémonie est une revendication réussie de l’autorité, plutôt que des actes de violence directe, bien que la violence sous-tende et étaye cette autorité. L’hégémonie est soutenue par la production d’exemples - des symboles dont l’autorité est reconnue – même si la plupart des hommes ne peuvent être à la hauteur de cet idéal.
Les « masculinités complices » :
être complice signifie juger avec indulgence ou soutenir sans engagement véritable. Les masculinités complices sont celles qui bénéficient en général de la domination sociale accordée aux hommes sans rechercher activement à opprimer les femmes. Une action complice serait, par exemple, de nier la réalité de l’inégalité ou d’autres problèmes, ou simplement de ne pas remettre en question la façon dont sont généralement réglées les relations entre les genres.
Les « masculinités opprimées » :
il existe des relations de domination et de subordination entre les genres au sein de groupes d’hommes. L’exemple le plus courant est la domination des hommes hétérosexuels et la subordination des hommes homosexuels. Du point de vue des masculinités hégémoniques, l’homosexualité est facilement assimilée à la féminité et de ce fait considérée comme « inférieure ». D’autres exemples incluent les hommes qui ont fait un effort conscient pour contester et « s’extraire » des positions hégémoniques et complices, ou ceux dont l’apparence physique n’est pas conforme aux normes établies par les modèles hégémoniques.
Les « masculinités marginalisées »
sont celles que l’on juge différentes pour des questions de classe, d’ethnie ou de statut. Elles peuvent afficher voire posséder un pouvoir masculin dans certains contextes ; mais, au bout du compte, elles sont toujours perçues en relation avec les normes et les représentations hégémoniques67.
Les « masculinités protestataires »
représentent un modèle local de masculinité construit dans les milieux populaires, parfois parmi les hommes marginalisés ethniquement, qui incarnent les mêmes revendications de pouvoir que les masculinités hégémoniques typiques mais sans les ressources économiques et l’autorité institutionnelle qui sous-tendent les modèles régionaux et mondiaux.68

La crise de la masculinité et les mouvements de défense des droits des hommes
Depuis le début des années 1990, les hommes et les masculinités sont devenus des sujets de préoccupation en relation avec le chômage, l’évolution des modèles familiaux, l’échec scolaire et les crimes violents. Certain.e.s chercheur. euse.s soutiennent que les jeunes hommes se sentent désorientés et qu’ils sont confrontés à des exigences sociétales contradictoires, ce qui rend difficile la construction de leur identité (de genre) en tant que jeunes hommes. D’une part, les attentes traditionnelles de la masculinité exigent de la ténacité, de la force et de la rationalité, d’autre part, on attend des « hommes modernes » qu’ils possèdent des qualités comme l’empathie et la sensibilité. Ces demandes apparemment contradictoires peuvent avoir un impact préjudiciable sur le développement et le comportement des garçons et des jeunes hommes, conduisant à l’agressivité, à une faible estime de soi, voire à la toxicomanie. Dans leur étude des jeunes masculinités et féminités, Nayak et Kehily affirment que « l’identité ne devient une question que lorsqu’elle est en crise, lorsque l’expérience du doute et de l’insécurité fait bouger des repères censés être fixes, cohérents et stables »69.
Les travaux menés par Ken Harland auprès de jeunes hommes et de garçons en Irlande du Nord ont montré que ces derniers ressentaient une certaine ambivalence entre leurs personnalités « publique » et « privée ».
En public, ils se sentaient contraints de paraître sûrs d’eux et de prouver leur masculinité de façon forcée ; ils auraient été humiliés de paraître faibles (ou féminins). Par conséquent, c’était en « privé » que ces jeunes hommes se trouvaient confrontés à leurs angoisses et tentaient de faire face à leurs craintes et à leurs émotions profondes. Mais ils ne trouvaient guère de soutien et rares étaient les mécanismes à leur disposition pour les aider à exprimer leurs ressentis et à réfléchir sur leur identité et leur comportement. L’expérience quotidienne de ces jeunes hommes était ainsi en contradiction avec les perceptions sociétales de la masculinité. En réalité, la plupart d’entre eux se sentaient impuissants, effrayés par la menace de la violence quotidienne, jugés « stupides » à l’école. Ils négligeaient leurs besoins en termes de santé, notamment mentale, avaient peu d’expérience de la sexualité, pas de relation sexuelle et se sentaient considérés comme « immatures » par les adultes. Il faut être conscient de ces contradictions pour comprendre les pressions intérieures qui pèsent sur la construction identitaire des jeunes hommes.
Dans la première moitié du XXe siècle, des mouvements de défense des droits des hommes ont commencé à apparaître pour s’opposer aux revendications d’émancipation et d’égalité des droits des mouvements de femmes. À partir du mouvement de libération des hommes dans les années 1970, deux branches principales se sont formées : les mouvements proféministes masculins et les mouvements antiféministes masculins. Les seconds sont pour la plupart qualifiés de « mouvements de défense des droits des hommes ». Certains de ces mouvements prétendent que les hommes sont en réalité les opprimés et les discriminés, arguant que les hommes et la société ont été « féminisés » par le succès du mouvement des femmes. La plupart des mouvements de défense des droits des hommes s’opposent au féminisme et plaident pour le maintien ou le rétablissement d’un ordre patriarcal. L’émergence d’internet a permis à ces mouvements de toucher un public plus large. Les groupes de défense des droits des hommes et des pères sont généralement associés à une évolution vers une approche plus conservatrice de la famille et des relations entre les femmes et les hommes ; ces mouvements se font de plus en plus entendre en Europe. Cela étant, les recherches montrent également que, dans certains pays, les politiques encourageant les hommes à jouer un rôle de père plus actif ont facilité l’entrée des femmes sur le marché du travail. Se manifestent aussi les signes d’un intérêt croissant pour les idées féministes, même si les mouvements de défense des droits des hommes ont gagné en popularité.70

Les jeunes hommes et les comportements à risque
Les images stéréotypées de l’homme et de la masculinité encouragent les jeunes hommes à mettre volontairement leur santé en danger en s’engageant dans des activités à haut risque.
Le risque est un thème récurrent dans les statistiques relatives à la santé des jeunes hommes, comme le prouvent diverses tendances : conduire sans attacher sa ceinture, manger mal et sur le pouce, se battre, commettre des actes de violence de rue, ne pas se faire soigner, consommer de l’alcool, voler des voitures – sans oublier l’augmentation des taux de suicide. Conscients pourtant des dangers, les jeunes garçons estiment que les risques sont une composante nécessaire de leur culture et une façon de faire la preuve de leur masculinité.71
La recherche montre que la violence joue un rôle complexe et fait partie intégrante de l’identité masculine, qu’elle est acceptée et considérée comme une dimension « normale » de la vie et de l’expérience de nombreux garçons. Les jeunes hommes conçoivent la violence principalement par rapport à la violence des hommes entre eux. La violence est ainsi perçue comme un moyen d’affirmer sa masculinité devant d’autres hommes, ou de faire face à des situations qui pourraient remettre en question certains aspects de la masculinité et faire naître un sentiment de honte.72
La violence remplit une fonction en relation avec les rôles stéréotypés des hommes et des femmes. En tant que dimension à part entière et complexe de l’identité masculine, la violence sert aussi à cimenter la solidarité de groupe, à renforcer les liens de parenté, à affirmer les allégeances et à améliorer le statut au sein du groupe73. Pour d’autres jeunes hommes, la violence a pour fonction l’autoprotection, dans le cas où le recours à la violence, à l’agression ou à la menace est perçu comme un moyen de protection.
Si, indubitablement, la violence sexiste touche les femmes de manière disproportionnée et si les hommes sont les principaux agresseurs, ces derniers subissent eux aussi des conséquences violentes en raison des hypothèses et des croyances qui sous-tendent la violence fondée sur le genre. Mais peut-être n’y a-t-il rien de mieux que l’histoire des conflits et des génocides pour le démontrer.
Les études sur le genre et le génocide se sont longtemps concentrées sur les violences non signalées infligées aux femmes – en particulier les viols et les maltraitances dans les conflits – violences qui, jusqu’aux années 1980, ont eu tendance à être exclues des premiers récits de l’Holocauste et des génocides. En y regardant de plus près, on constate que les hommes aussi sont des victimes « genrées » dans les processus génocidaires.
Ils forment souvent le premier groupe à être mis à l’écart et éliminé, ce qui permet ensuite d’exploiter et de massacrer femmes et enfants. Ainsi, le 12 juillet 1995, plus de 8000 hommes et garçons musulmans bosniaques ont été assassinés dans la ville de Srebrenica et ses environs par les forces serbes bosniaques74. Adam Jones a identifié deux types de génocides :
- l’élimination sélective des hommes et les génocides visant, pour reprendre la terminologie de l’auteur,
- « les racines et les branches » – notion genrée en soi, puisque les « racines » sont en fait les femmes, et les « branches », leurs enfants.
Les génocides ciblant les hommes en âge de combattre, plus fréquents que ce dernier type, traduisent une perception de la masculinité et la logique brutale qui va de pair : les hommes qui peuvent servir dans l’armée sont des cibles légitimes. Toutefois, cela ne signifie pas que les femmes sont protégées des pires violences génocidaires. Si la violence à laquelle elles sont exposées est souvent moins meurtrière, elle n’en est pas moins choquante : humiliations verbales, esclavage sexuel, viols individuels et collectifs, meurtres précédés de viol, commis à grande échelle.75
65 Whitehead, S.M., Barret, F.J., The Masculinities Reader, Polity Press, 2004
66 R.W. Connell, Masculinities, 2nd edition, University of California Press, Berkeley, 2005
68 R.W. Connell, James Messerschmidt, Rethinking hegemonic masculinities, in GENDER & SOCIETY, Vol. 19 No. 6, décembre 2005, p. 829-859.
69 Nayak, Anoop; Kehily, Mary Jane, Gender, Youth and Culture: Young Masculinities and Femininities, 2ème édition, Palgrave Macmillan, Kindle Edition, 2013, p. 56
70 Sandy Ruxton, Nikki van der Gaag, Men’s involvement in gender equality – European perspectives, Gender and Development, 21:1, 2013, p. 161-175.
71 Ken Harland, Young Men Talking – Voices from Belfast (1997) YouthAction Northern Ireland and Working with Men Publications, London
72 Ken Harland, Sam McCready, Boys, young men and violence : masculinities, education and practice, Palgrave Macmillan, 2015, p. 134
74 Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a jugé en 2004 que ce crime constituait un génocide. Le jugement a été confirmé en 2007 par la Cour internationale de Justice.
75 Adam Jones, Genocide. A Comprehensive Introduction, Routledge, 2006, p.328-329.
Les masculinités et le travail de jeunesse
Tout travail de jeunesse traitant de la violence fondée sur le genre doit aborder les concepts et les constructions de la masculinité et de la féminité, afin d’aider les jeunes à réfléchir de manière critique sur ces concepts, ainsi que sur leur propre relation au genre et leur façon de l’exprimer.
Traditionnellement, la lutte contre la discrimination s’est concentrée sur l’émancipation des filles et des femmes, et cela doit rester une priorité.
Pour autant, il est tout aussi nécessaire de travailler avec les garçons et les jeunes hommes : d’une part, pour les aider à explorer leur identité et à examiner leur compréhension de la masculinité et les pressions sociales qui pèsent ce concept et, d’autre part, pour les encourager à s’engager activement contre la violence fondée sur le genre et pour l’égalité entre les femmes et les hommes.