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L’intersectionnalité et la discrimination multiple

La discrimination

La discrimination, l’une des violations des droits humains les plus courantes, est interdite par le droit des droits humains. Les principes de l’égalité en droits et en dignité et du droit à la non-discrimination ont été énoncés dans les deux premiers articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme :

  • Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. (article 1)
  • Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune […] (article 2).
     

En Europe, la protection contre la discrimination est prévue à la fois par le droit de l’Union européenne et par le système conventionnel du Conseil de l’Europe, notamment les travaux de la Cour européenne des droits de l’homme55.

L’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose que les droits et libertés énoncés dans la Convention doivent être garantis « sans discrimination aucune fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Le Protocole n° 12 à la Convention (2005) a étendu la portée de l’interdiction de la discrimination à tous les droits garantis au niveau national, qu’il s’agisse ou non de droits visés par la Convention.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui interdit la discrimination (article 21), est juridiquement contraignante. Il s’ensuit que les institutions de l’Union européenne sont juridiquement tenues de respecter ses dispositions, y compris celles concernant la non-discrimination. Les États membres ont aussi l’obligation de respecter les dispositions de la Charte, mais uniquement lorsqu’ils transposent et appliquent le droit de l’UE. Outre la Charte, deux directives de l’UE – la Directive sur l’égalité en matière d’emploi et la Directive sur l’égalité raciale – qui interdisent la discrimination dans certains contextes comme l’emploi, ont été complétées en 2009 par une communication visant à intensifier les efforts de l’UE pour lutter contre la discrimination.

Il y a discrimination lorsqu’une personne subit un traitement moins favorable que d’autres dans une situation comparable, au seul motif qu’elle appartient ou est considérée comme appartenant à un certain groupe ou une certaine catégorie de personnes, et que ce traitement n’a pas de justification raisonnable et objective. 
 

Il est possible d’identifier plusieurs types de discrimination : 

  • Il y a discrimination directe quand un individu ou un groupe fait l’objet d’un traitement moins favorable. Il y a discrimination indirecte lorsque des dispositions ou des pratiques apparemment neutres défavorisent les membres (ou les membres perçus comme tels) d’un groupe particulier.
  • La discrimination structurelle fait partie intégrante du fonctionnement de nos sociétés et se manifeste par des normes, des routines, des schémas de comportement et des attitudes qui font obstacle à l’égalité des chances et à une égalité réelle.
     

La discrimination multiple

Certaines personnes peuvent faire l’objet de discrimination en raison d’une ou plusieurs caractéristiques qui font partie de leur identité, ou qui sont perçues comme faisant partie de celle-ci. Chaque personne possède plusieurs niveaux d’identité et peut se définir elle-même, ou être définie par d’autres, selon un certain nombre de critères, notamment le genre, le sexe, l’orientation sexuelle, la nationalité, l’appartenance ethnique, le statut social, le handicap ou encore la religion. 

Le concept de discrimination multiple part du constat que la discrimination peut se produire sur la base de plus d’une caractéristique perçue. Par exemple, une personne victime de discrimination en raison de son origine ethnique peut également faire l’objet d’une discrimination fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, etc. Une telle discrimination peut créer, et crée souvent, des désavantages qui se cumulent

En 1995, la Conférence mondiale sur les femmes, tenue à Beijing, a attiré l’attention sur le fait que l’âge, le handicap, le statut social et économique, l’appartenance ethnique et raciale pouvaient être à l’origine de difficultés particulières pour les femmes. Il en a découlé l’élaboration d’un cadre de reconnaissance des formes multiples et coexistantes de discrimination, qui a été intégré dans le Programme d’action de Beijing56.
 

Dans son étude sur l’intersectionnalité dans l’Union européenne, Sandra Fredman propose trois grandes approches pour conceptualiser la discrimination fondée sur plus d’un motif :

La discrimination multiple séquentielle : lorsqu’une personne fait l’objet d’une discrimination fondée sur différents motifs en des occasions distinctes. Par exemple, une femme handicapée peut être victime de discrimination une fois en raison de son genre et une autre fois en raison de son handicap. Ce type de discrimination est le plus facile à traiter, car chaque incident peut être évalué individuellement et jugé en conséquence.

La discrimination multiple additive : lorsqu’une personne subit une discrimination en une même occasion, mais pour deux motifs, par exemple : une femme homosexuelle harcelée parce qu’elle est femme et homosexuelle. Ce type de discrimination est dit « additif », car chacun des motifs peut être identifié de manière indépendante.

La discrimination intersectionnelle : lorsqu’une personne est victime de discrimination pour deux ou plusieurs motifs, qui agissent simultanément et interagissent d’une manière inséparable, produisant des formes distinctes et spécifiques de discrimination.

Par exemple, une jeune femme rom fait l’objet d’une discrimination sur le marché du travail parce qu’elle est rom, tout en étant perçue comme « dangereuse », parce qu’elle est une femme et qu’elle est donc « appelée à avoir des enfants bientôt », et parce qu’elle est jeune et donc inexpérimentée. Dans des circonstances particulières, la combinaison de ces facteurs crée une synergie négative, de sorte que la discrimination ne peut être pleinement comprise seulement comme l’addition de critères. Considérée comme inexpérimentée et incompétente, la femme partage certaines expériences de discrimination avec les jeunes ; en étant censée correspondre à un rôle traditionnel, elle partage ses expériences avec d’autres femmes ; et en étant perçue comme dangereuse, elle partage ses expériences avec tous les Roms, hommes compris. Cependant, pour cette personne, c’est le fait d’être à l’intersection de tous ces facteurs qui fait de son cas un cas à part57


La discrimination multiple, dont la discrimination intersectionnelle, est un concept relativement récent qui, bien que largement reconnu aujourd’hui, n’a pas encore été pleinement traduit dans le droit et la pratique juridique. La législation de lutte contre la discrimination et la pratique qui lui est associée ont traditionnellement adopté une perspective à axe unique, identifiant et traitant les motifs de manière isolée dans les cas de discrimination. 

Des études ont mis en évidence l’absence de données et de mécanismes juridiques appropriés pour traiter la discrimination intersectionnelle au niveau européen. Les recherches menées dans certains domaines, par exemple sur les femmes des communautés défavorisées, ont montré qu’il existe bel et bien des expériences intersectionnelles de discrimination et que les politiques et les pratiques doivent tenir compte de tous les aspects impliqués.

La violence fondée sur le genre et l’intersectionnalité

Une optique intersectionnelle peut être très efficace face à la violence fondée sur le genre, à la fois pour comprendre l’omniprésence du phénomène et pour identifier les mesures visant à le combattre. Les ressources individuelles et sociales mises en oeuvre par les rescapé.e.s pour affronter cette forme de violence dépendent non seulement du genre, mais aussi de la façon dont le genre interagit avec d’autres aspects de l’identité et de la position sociale, comme l’appartenance ethnique, le handicap ou la classe sociale. En matière de travail avec les victimes de cette violence, l’optique intersectionnelle va permettre une approche plus nuancée, grâce à la prise en compte des multiples formes d’oppression et de violence structurelle. Différentes formes d’oppression s’accumulent au fil du temps et influent sur le sentiment de pouvoir, de résilience et de bien-être des rescapé.e.s, en plus d’affecter leur capacité à faire face au traumatisme.

L’approche intersectionnelle peut aussi servir de base aux stratégies de prévention de la violence fondée sur le genre, en permettant l’examen de la myriade de facteurs qui rendent certains groupes plus vulnérables et limitent leur accès aux services et aux dispositifs de soutien. 
 


L’approche intersectionnelle est également utile pour comprendre les causes de la violence fondée sur le genre à l’égard des hommes et pour reconnaître qu’il existe davantage de façons d’« être un homme » que ne le permettent les traditionnelles notions de masculinité – et que celles-ci doivent être reconnues. Pour plus de renseignements sur le sujet, vous pouvez consulter la section sur les masculinités

Une approche intersectionnelle à la discrimination

Depuis l’apparition du terme en 1989, l’intersectionnalité a été approchée de trois façons principales :

  • l’application d’un cadre d’analyse intersectionnel à la recherche et à l’enseignement, particulièrement concernant des questions précises, par exemple : l’interaction du handicap et du sexe sur le marché du travail ;
  • le développement de l’intersectionnalité en tant que théorie et méthodologie ;
  • l’adoption d’un angle d’approche intersectionnel pour éclairer les interventions politiques et le travail de plaidoyer des ONG et d’autres organisations militantes58.

L’analyse intersectionnelle peut être précieuse pour remettre en question la façon dont la discrimination est perçue par la société et au plan juridique. Fondamentalement, il s’agit d’effectuer une analyse des structures de pouvoir en place dans des situations particulières afin de conférer une visibilité à des expériences de discrimination qui, autrement, seraient noyées dans une analyse axée sur un seul motif de discrimination. Ce type d’analyse peut aider à mettre en lumière les expériences vécues par des personnes musulmanes LGBT+, ainsi que les vulnérabilités particulières qui sont les leurs en tant que personnes musulmanes exposées à l’islamophobie, en tant que femmes exposées au sexisme et en tant que personnes LGBT+ exposées à l’homophobie ou à la transphobie. 

Ce que les études intersectionnelles ont révélé, c’est que :

  • une approche de la discrimination sous l’angle d’un seul motif va classifier les victimes en termes essentialistes ce qui, dans la sphère publique, peut rendre des minorités invisibles au sein d’une autre minorité - tant dans la société en général qu’au sein du groupe minoritaire. En effet, les victimes sont également susceptibles de souffrir de discrimination au sein du groupe minoritaire ;
  • les victimes sont susceptibles de subir de formes plus nombreuses de discrimination que ne le montrent les approches axées sur un seul motif ;
  • les victimes sont susceptibles de souffrir de formes aggravées de discrimination, qui sont souvent plus intenses et rendent la personne plus vulnérable dans la société ;
  • les victimes sont susceptibles de souffrir d’inégalités structurelles dans la société, d’être exposées à la pauvreté, à l’exclusion sociale et à la marginalisation.
     

L’égalité réelle est conçue comme un moyen de promouvoir l’égalité des chances par le biais de quatre fonctions principales :

  • Rééquilibrer les inégalités (dimension de « redistribution »)
  • Lutter contre la stigmatisation, les préjugés, les stéréotypes et la violence (dimension de « reconnaissance »)
  • Encourager la participation et donner une voix aux personnes défavorisées (dimension de « participation »)
  • Répondre à la différence par le changement structurel (dimension de « transformation »)59.

Travailler avec les jeunes sur la violence fondée sur le genre

Les fonctions remplies par l’égalité réelle peuvent aussi étayer les mesures déployées dans le domaine du travail et de la politique de la jeunesse, qui concernent traditionnellement la reconnaissance et la participation des jeunes dans la société.
 


La discrimination fondée sur l’âge est un problème largement reconnu et un facteur récurrent dans les cas de discrimination et de violence fondées sur le genre. Les politiques de jeunesse doivent être analysées d’un point de vue intersectionnel, afin de voir si elles tiennent compte de ces jeunes qui peuvent être particulièrement vulnérables. Donner la parole à ces jeunes et les associer à l’élaboration des politiques de jeunesse et aux processus décisionnels est une façon de répondre à leur besoin de participation et d’expression, tout en reconnaissant également la forme aggravée de discrimination dont il.elle.s sont victimes. 
 

Les actions du travail de jeunesse qui défendent une approche fondée sur les droits humains peuvent aussi contribuer à soutenir les jeunes et à leur donner les moyens d’apprendre et d’agir pour défendre leurs droits fondamentaux

La Recommandation CM/Rec(2016)7 du Comité des Ministres sur l’accès des jeunes aux droits invite les États membres à s’attaquer aux pratiques discriminatoires dont sont victimes beaucoup de jeunes pour les motifs explicitement stipulés dans l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, ou toute autre forme de discrimination identifiée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en accordant une attention particulière aux identités multiples et au caractère intersectionnel de la discrimination. 

55 Pour plus d’informations sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière d’égalité entre les femmes et les hommes

56 Déclaration de Beijing, Nations Unies, 1995

57 Sandra Fredman, Intersectional Discrimination in EU gender equality and non-discrimination role, Directorate Justice and Consumers, May 2016

58 Sumi Cho, Kimberle Crenshaw, Leslie McCall, Towards a Field of Intersectionality Studies: Theory, Applications, and Praxis, in Signs, vol 38, no 4, 2013, pp. 785-810

59 Fredman, op.cit., p. 37